De Platon à Homère. Eremo de Louky Bersianik

DOMINIQUE RAYMOND

 

 

Je suis née en 1979, l’année où Louky Bersianik publie Le pique-nique sur l’Acropole. Je l’ai lu vingt ans plus tard, je n’ai certainement pas tout compris, mais j’ai ressenti une admiration sans bornes pour cette autrice. Quelle audace! Revisiter Platon, dénoncer le sexisme sous-jacent des thèses de la psychanalyse, au moyen de dits médiévaux, tout en avertissant l’ami lecteur qu’il n’est pas un convive du pique-nique puisque l’amie lectrice, elle, n’a jamais été conviée au Banquet. Il fallait le faire. Vous dire à quel point vingt ans plus tard, j’étais fébrile à l’idée de lire un inédit de Bersianik…

 

Je ne fus pas déçue. J’ai dévoré Eremo en quelques heures. Ce deuxième tome des Inenfances de Sylvanie Penn, publié à titre posthume, présente les moments marquants d’une fillette de huit ans, vécus au couvent d’un désert nommé Eremo pendant la Deuxième Guerre mondiale. De la colère dominicale de ne pas recevoir la visite de ses parents à la joie indescriptible d’avoir du steak haché au menu, toute la gamme des émotions de Sylvanie nous est transmise par une narratrice sensible, qui trace un portrait plus que charmant de ce personnage-enfant. Et la lectrice se prend d’affection pour ce petit bout de femme, une « force de la nature » (p. 134). Une seule fois le Je l’emporte, se met à l’avant-scène, alors que le personnage témoigne des transformations du corps, son corps couvert de pied en cap de la sévère robe noire, camouflage typique de la couventine : « Moi aussi, je me multiplie. Je prends chaque jour un peu plus d’espace en hauteur, en largeur, en profondeur […] Je commence à avoir des « gros poumons”, comme disent les garçons qui ont les mêmes points roses aux mêmes endroits mais où la peau n’avance pas. » (p. 68-69)

 

La force de l’œuvre réside dans cette distance entre la narratrice et la protagoniste, qui se reproduit sur le plan de l’écriture. En racontant ainsi sa propre enfance, Bersianik prend l’événement à rebours, refait le parcours dans l’autre sens, de droite à gauche. De la même façon, lire Bersianik, c’est s’obliger à prendre les mots et les mythes à rebours, à inverser le titre et retrouver Homère, à inverser le nom de la jeune fille et retrouver la patrie du Squonk, à inverser la prépondérance des personnages pour comprendre les larmes de Pénélope, aussi significatives que les exploits guerriers d’Ulysse. Car cette guerre reste celle de Sylvanie Penn, ne l’oublions pas.

 

Heureusement, je n’ai pas encore épuisé cette lecture à rebours, qui donne un « effet-choral » au roman, comme le soulignent les éditrices. Mais j’ai cueilli le champignon qui permit à Persée de s’abreuver, je l’ai cueilli dans le désert d’Eremo, et je poursuivrai ma route en reculant vers un autre désert, glacial, celui de Permafrost.

 

 

 


Flectures

Toute lecture portée par le projet féministe est une flecture. Seront donc déposées ici des recensions, des critiques, des analyses d’œuvres qui, explicitement ou non, déboulonnent ou reconduisent des idées reçues en matière d’égalité entre les sexes.

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