De la nécessité de politiser le travail ménager : quelles perspectives pour les féministes d’aujourd’hui?
CAMILLE ROBERT
They say it is love. We say it is unwaged housework.
They call it frigidity. We call it absenteeism.
Every miscarriage is a work accident.
Homosexuality and heterosexuality are both working conditions…
but homosexuality is workers’ control of production, not the end of work.
More smiles? More money. Nothing will be so powerful in
destroying the healing virtues of a smile.
Neuroses, suicides, desexualization : occupational diseases of the housewife.
– Wages against housework (1975)
La question du travail ménager n’est pas simple à aborder. À la fois car il s’agit d’un travail invisible, mais aussi car c’est une forme de travail qui concerne toutes les femmes dans leur vie intime. Du soin des enfants à la vaisselle, en passant par la planification et la préparation des repas, ce sont les femmes qui continuent à assumer la plus grande part de ce travail de reproduction sociale. Lorsque Françoise Stéréo m’a invitée à écrire un article, j’ai finalement opté pour ce sujet après quelques hésitations. Au fil de conversations avec des amies féministes, nous en sommes toutes venues à la conclusion qu’il restait beaucoup à faire sur le plan de la division sexuelle du travail. C’est donc un peu pour elles, et pour nous toutes, que j’ai décidé de formuler cette réflexion sur l’épineuse question du travail ménager [1].
Dans un premier temps, il convient de présenter comment la question du travail ménager a pris son essor dans le mouvement féministe. Au tournant des années 1970, on assiste à l’émergence d’une « deuxième vague » féministe au Québec, marquée par la création du Montreal Women’s Liberation Movement et du Front de libération des femmes du Québec (FLF) en 1969. Les militantes de cette « deuxième vague » ne se limitent plus uniquement à la revendication d’une égalité juridique et politique, mais réclament une transformation profonde des rapports sociaux de sexe [2]. Les féministes développent alors un discours radical qui cible le patriarcat comme cause intrinsèque de la domination des femmes. Dans cette perspective, les militantes appellent à une transformation de la société et critiquent la subordination des femmes partout où elles se trouvent : au sein de la famille et du couple, dans les milieux de travail ou encore dans l’éducation. Plusieurs aspects auparavant jugés privés sont saisis par le mouvement féministe et considérés dans leur dimension politique.
Dès la fin des années 1960, la question du travail ménager des femmes commence à prendre sa place au sein des discours des féministes québécoises. En 1968, l’Action féminine d’éducation et d’action sociale (AFEAS) recommande à la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme au Canada le versement d’allocations aux mères au foyer afin de reconnaître leur travail pour l’éducation des jeunes enfants. Deux ans plus tard, le FLF élargit cette recommandation en revendiquant un salaire pour les femmes qui désirent travailler à la maison [3]. Plusieurs publications du FLF abordent la condition des ménagères et réclament une socialisation du travail domestique, c’est-à-dire la prise en charge sociale et collective de ces tâches, notamment à travers la responsabilisation des hommes et la mise en place de différents services (garderies populaires, cantines, etc.). En juin 1972, d’anciennes militantes du FLF publient l’Analyse socio-économique de la ménagère québécoise, une première compilation globale des données objectives sur les ménagères à temps plein au Québec.
Après la dissolution du FLF, c’est le Centre des femmes qui, à partir de 1972, développe un discours plus élaboré sur le travail ménager, considérant l’extorsion du travail gratuit des femmes comme l’une des bases de leur exploitation. Cette démarche s’inscrit dans la recherche d’une oppression commune à toutes les femmes et dans l’idée d’une « communauté de situation » [4]. Le travail domestique non rémunéré apparaît alors comme le « plus petit dénominateur commun »[5] de la condition de toutes les femmes, et ce peu importe leur statut civil, leur classe sociale ou leur occupation. Le travail ménager des femmes est posé comme condition nécessaire au capitalisme : « C’est que le capitalisme a besoin du travail gratuit de la ménagère pour l’entretien de ses “esclaves salariés”. Il a besoin aussi de la famille comme unité de consommation (une machine à laver pour chaque famille) et comme véhicule idéologique de ses valeurs répressives. […] Le capitalisme vient donc supporter le patriarcat qui le sert si bien » [6].
À partir de 1972, un débat émerge dans les milieux féministes d’Occident au sujet du salaire au travail ménager. Contrairement aux allocations familiales, qui visent à satisfaire aux besoins primaires des enfants, le salaire au travail ménager est conçu comme une rémunération du temps de travail ménager, et donc une reconnaissance du travail productif des ménagères au sein de la société. Au Québec, plusieurs organisations de gauche ont tenu des consultations sur le salaire au travail ménager durant les années 1970 et 1980. Si certaines militantes sont en faveur de cette mesure qui permettrait une reconnaissance du travail invisible, d’autres estiment qu’un salaire aggraverait le confinement des femmes au foyer et retarderait leur entrée sur le marché du travail, et donc leur émancipation. Le débat autour du travail ménager persiste jusqu’en 1985, date de la dernière publication à ce sujet au Québec [7]. Plus largement, la question du travail ménager a été écartée des discours du mouvement féministe après cette période. Les jeunes féministes d’aujourd’hui « rapportent un silence, du moins une absence de réel débat sur la question dans le mouvement, comme si les discussions s’étaient closes au début des années 1980. Elles se questionnent à savoir si le travail de reproduction sociale n’est pas devenu un tabou du mouvement des femmes au Québec» [8].
Dans l’histoire récente des mouvements d’extrême gauche au Québec, certaines préoccupations liées à la division sexuelle du travail ont été soulevées par des militantes féministes. Dans le mouvement étudiant, par exemple, la question de la division sexuelle du travail militant au sein de l’Association pour une solidarité syndicale étudiant (ASSÉ) a été l’objet de plusieurs textes et ateliers. Selon Camille Tremblay-Fournier, ancienne militante du Comité femmes de l’ASSÉ, l’analyse de cette division sexuelle permet de rendre visibles les contradictions entre les principes progressistes et féministes de l’organisation, et le maintien de dynamiques inégalitaires qui empêchent de véritables changements. Au sein des groupes, cette division s’articule à travers deux principes organisateurs : « le principe de séparation (il y a des travaux d’hommes et des travaux de femmes) et le principe hiérarchique (un travail d’homme “vaut” plus qu’un travail de femme) » [9]. Camille Tremblay-Fournier souligne également que les tâches traditionnellement effectuées par les femmes (cuisine, soutien psychologique, secrétariat, etc.) ne fournissent ni la même expérience, ni la même reconnaissance qu’obtiennent généralement les hommes en faisant des discours ou en participant aux réunions stratégiques.
Si la réflexion sur la division sexuelle du travail militant est nécessaire, je crois tout de même que nous devons élargir cette perspective afin d’inclure la question du travail ménager dans l’espace privé. Dans une étude récente menée auprès de jeunes féministes, celles-ci affirment toutes que « le travail de reproduction sociale n’est pas reconnu, ni valorisé ou évalué à sa juste valeur » [10]. Sans grande surprise, elles considèrent que le travail de reproduction sociale demeure effectué, en majeure partie, par les femmes [11]. La question du partage des tâches occupe une telle importance qu’elle est souvent source de conflits au sein des couples, et même de rupture [12]. Plusieurs répondantes de l’étude observent que les hommes assurent généralement les tâches ponctuelles ou saisonnières (réparations, entretien de la voiture, tonte de la pelouse, etc.), alors que les femmes assument les charges quotidiennes et obligatoires, comme la préparation des repas ou le soin des enfants. Plus largement, c’est sur les femmes que repose la « charge mentale » (planification, suivi, etc.) de l’organisation familiale, encore plus invisibilisée que les tâches elles-mêmes. Bien que les hommes prennent une part plus active depuis les dernières années dans les tâches domestiques, ils demeurent des exécutants et prennent rarement les initiatives de la gestion familiale [13]. De plus, les répondantes observent une « survalorisation des moindres avancées des hommes quant à leur implication auprès des enfants. Contrairement au travail des mères auprès des enfants, peu valorisé notamment parce que pris pour acquis, celui des pères est perçu comme génial » [14]. Il persiste aussi une certaine conception du partage des tâches où, lorsque l’homme s’implique plus activement, on dit qu’il en « fait beaucoup » ou qu’il « aide sa conjointe », alors qu’il ne fait qu’assumer la part de travail qui lui revient.
La question du travail de reproduction sociale, ou travail ménager, est aujourd’hui largement absente du mouvement féministe. Une jeune féministe se questionne : « On en est presque à se demander si c’est un truc vraiment honteux et caché. […] C’est pas vraiment porté par personne ou presque à part l’AFEAS, mais en même temps c’est quelque chose qui nous touche toutes. C’est tellement enraciné dans l’historique du patriarcat que je trouve ça étonnant qu’on n’en parle pas davantage » [15]. Plusieurs féministes abordent le sujet du travail ménager entre elles de manière informelle, mais très rarement dans un cadre organisationnel. S’il est aussi difficile de discuter du travail ménager dans un cadre politique, c’est-à-dire en analysant les rapports de pouvoir qu’il sous-tend, c’est notamment en raison du caractère d’amour et de don de soi qu’on lui attribue socialement [16]. Quant au silence du mouvement des femmes, il peut s’expliquer par l’absence de consensus quant aux moyens à prendre pour reconnaître le travail invisible [17]. Certaines féministes sont ambivalentes quant à la possibilité de rémunérer le travail ménager, estimant que cela dissuaderait les femmes d’accéder au marché du travail, alors que d’autres se positionnent en faveur d’une telle mesure, ou plus largement en faveur de la mise en place d’un revenu minimum garanti [18]. Néanmoins, est-ce qu’une absence de consensus justifie une absence de réflexion?
Force est de constater que quarante ans après que l’enjeu du travail ménager ait été soulevé par le mouvement féministe, ce sont les femmes qui continuent à assumer la plus grande part de ce travail invisible. À cet effet, une récente étude de l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS) révélait qu’au Canada, les femmes passent en moyenne une heure et demie de plus par jour que les hommes à réaliser des tâches domestiques [19], donc plus de 10 heures par semaine. De manière générale, plus la charge de travail ménager est importante, moins les hommes en font en proportion [20]. Si la revendication du salaire au travail ménager a été mise de côté par le mouvement féministe, la plupart des femmes assument tout de même une double journée de travail, cumulant travail salarié et travail de reproduction sociale. Et pendant ce temps, « l’homme pourra profiter du travail accompli gratuitement pour lui par des femmes pour se dégager du temps libre qu’il mettra à profit comme il le veut » [21]. À la théorie du « profit pour le capitalisme », soutenue par les féministes marxistes, Chrtistine Delphy oppose l’idée d’un « profit pour la classe des hommes» [22], résultat de l’organisation patriarcale de la société. En général, les femmes qui cohabitent avec un homme ne vivent pas « leur situation en terme d’exploitation – en termes de système – mais elles voient que les hommes leur doivent du temps et de l’argent ; elles voudraient récupérer cette dette » [23]. Et si malgré l’entrée massive des femmes sur le marché du travail, elles continuent toujours à en faire davantage, c’est que les « négociations de couple » ne suffisent pas.
Il est donc nécessaire d’amorcer une réflexion de fond sur la question du travail ménager. Cessons d’abord d’utiliser le terme stérile de la « conciliation travail-famille », généralement associée aux femmes, et considérons les tâches domestiques pour ce qu’elles sont : un véritable travail dont la charge ne disparaît pas avec l’amour. Christine Delphy pose le travail ménager comme un travail gratuit, c’est-à-dire exécuté au bénéfice d’autrui : il s’agit de « l’exploitation économique la plus radicale » [24]. Elle soutient qu’il ne faut pas viser un « partage des tâches », mais bien l’abolition du travail gratuit. Si les femmes continuent à porter le fardeau du travail ménager, c’est notamment car on présente leur temps comme moins précieux et comme valant moins que celui des hommes. Cette inégalité est aussi vécue par rapport au travail salarié, dans la mesure où leur conjoint est généralement mieux rémunéré qu’elles. À cet effet, l’Institut Simone de Beauvoir estimait que pour chaque dollar gagné par les hommes, les femmes gagnaient 71 cents [25]. Encore aujourd’hui, le travail ménager est perçu comme un travail sans valeur, faisant partie du fait d’être une femme. Dans cette perspective, il n’est pas étonnant que les professions liées au care soient généralement sous-rémunérées et occupées en majorité par des femmes : soins infirmiers, enseignement primaire et secondaire, éducation à l’enfance, restauration, entretien ménager, soins aux personnes âgées, etc.
Il est impératif de rendre au travail ménager sa dimension politique et de s’intéresser à l’articulation de cette division sexuelle dans les espaces privés. Il revient à nous, féministes, de ressaisir cette question dans nos débats et dans notre pratique. En ce sens, je souhaite avancer quelques pistes de réflexion qui, je l’espère, permettront d’amorcer des discussions sur le travail ménager dans nos milieux de vie. D’abord, je tiens à préciser qu’il est nécessaire de continuer à combattre la division sexuelle du travail dans les espaces militants, qu’il s’agisse de nos associations étudiantes, de nos syndicats, de nos organismes communautaires ou de nos groupes affinitaires. Les tâches liées au travail de reproduction sociale et au care (soutien affectif et psychologique) ne doivent plus être constamment confiées aux femmes.
Une grande part de la division sexuelle du travail est intériorisée dès l’enfance, alors qu’on apprend à être petite fille ou petit garçon. Non seulement ce système binaire de genres est contraignant et restrictif, mais il instaure aussi une hiérarchisation entre les sexes. Il suffit d’aller faire un tour dans les rayons de jouets pour enfants afin de constater cette socialisation genrée à l’œuvre. Une grande part des jouets destinés aux petites filles est directement liée au travail de reproduction sociale : poupées, machines à laver, fourneaux, balais, moppe, et j’en passe. À partir de l’âge de deux ou trois ans, elles apprennent donc à entretenir la maison, avant même de savoir ce qu’elles voudraient faire dans la vie. Plus largement, les jouets offerts aux filles sont généralement liés à la sphère privée (tâches ménagères, maisons de poupées, accessoires de beauté), alors que les jouets destinés aux garçons sont liés à la sphère publique (jeux d’aventure, de sport ou liés à des professions masculines). C’est donc l’éducation et la socialisation des enfants qui est d’abord à revoir si nous souhaitons, dans un horizon pas si lointain, faire cesser l’exploitation du travail ménager des femmes.
De plus, notre rapport au travail salarié doit être revu globalement. Force est de constater que l’accès des femmes au marché du travail n’a pas engendré les transformations espérées par le mouvement féministe. D’une part, beaucoup de femmes qui travaillent à l’extérieur vivent encore sous le seuil du faible revenu et n’ont pas atteint l’indépendance économique. D’autre part, la socialisation du travail ménager, défendue par les opposantes du salaire au travail ménager, ne s’est pas non plus produite. L’étude de l’IRIS sur le partage du travail domestique nous révélait d’ailleurs que la seule situation conjugale où il y avait une répartition à peu près équitable était celle où la femme travaillait à temps plein et où l’homme était au foyer [26]. Le travail salarié n’a donc pas permis à toutes les femmes une émancipation complète ; pour bon nombre d’entre elles, il s’agit plutôt d’une source de complications alors qu’elles continuent de porter la plus grande part des tâches ménagères et familiales. À cet effet, une jeune féministe déclarait « qu’on a voulu les femmes sur le marché du travail sans, on dirait, réaliser qu’on leur demandait de faire un exploit presque impossible de concilier tout ça en même temps. Parce qu’il faut qu’elles s’oublient complètement ou presque si elles veulent finir par y arriver, pis c’est pas forcément très libérateur » [27]. Ajoutons que plusieurs femmes subissent de fortes pressions à la performance tant dans leur vie professionnelle, familiale, sociale que sexuelle. Quant aux moyens généralement mis de l’avant pour décharger les femmes des responsabilités domestiques, ils impliquent bien souvent l’embauche d’autres femmes, moins aisées, pour reprendre une partie du travail de reproduction dans des conditions précaires : gardiennes d’enfants, cuisinières, domestiques, femmes de ménage, etc. Cela représente une part de la division internationale du travail, qui relègue aux femmes des pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine les tâches qu’assuraient traditionnellement les femmes occidentales [28]. Les vêtements des enfants sont maintenant fabriqués dans une manufacture au Bangladesh, et c’est désormais une aide familiale résidante philippine qui donne les soins aux enfants d’une famille de Westmount. Ainsi, la non-responsabilisation des hommes face au travail ménager encourage un transfert de ces charges vers d’autres femmes à travers des systèmes d’exploitation racistes, sexistes, classistes et colonialistes. Il faut alors envisager une rupture avec la centralité du travail salarié dans nos vies. Plusieurs pistes de solution peuvent être explorées, comme la réduction du temps de travail sans perte de revenu, ou encore une augmentation considérable du salaire minimum, qui permettraient d’augmenter la qualité de vie des femmes.
Ensuite, les femmes doivent, autant que possible, refuser le travail gratuit. Comme l’explique Christine Delphy, il s’agit de cesser d’effectuer au bénéfice d’autrui le travail de reproduction sociale. Cela permet d’abord aux femmes de libérer leur temps ; en ne s’occupant que de soi, elles gagnent alors le temps qu’elles auraient consacré à combler la part manquante de leur conjoint. Ce refus du travail gratuit force aussi l’homme à assumer la charge de travail qui lui revient et déconstruit l’idée qu’il s’agit d’une responsabilité féminine. Historiquement, des femmes ont déclenché des grèves du travail ménager, compris dans son sens large : entretien ménager, soins aux enfants, achats du ménage, services sexuels, etc. En 1974, le Mouvement de libération des femmes a même lancé un appel à la grève des femmes, afin de faire réaliser aux femmes « ce qui se passerait si elles s’arrêtaient. […] Qu’elles prennent conscience qu’elles ont un pouvoir » [29]. Plus récemment, des étudiantes du Cégep du Vieux-Montréal lançaient l’idée d’une grève des femmes dans le contexte des mobilisations du printemps 2015, pour faire face à la division sexuelle du travail et à l’épuisement des militantes. De tels moments de grève permettent aux femmes de sortir d’une exploitation isolée et d’en faire un enjeu collectif et politique.
Enfin, j’ose avancer que le mouvement féministe ne devrait pas viser l’égalité des sexes, mais bien le renversement du patriarcat comme système social. La notion d’égalité se présente comme un concept libéral et juridique, qui délaisse généralement les aspects privés et informels de l’exploitation des femmes, comme le travail ménager. Il ne s’agit pas de prendre le pouvoir, mais de le détruire : « Nous en tant que féministes nous ne voulons pas “le pouvoir”. Nous voulons en démasquer toutes les formes. Le traquer sans répit, l’acculer “au pied du mur” pour qu’enfin “il tombe, meure, se désintègre dans toutes ses contradictions” » [30]. Ce qu’il faut viser, c’est donc le démantèlement de certaines formes de pouvoir, et non l’accession des femmes à ce pouvoir. Cela passe notamment par le disempowerment [31] des hommes, qui devront nécessairement renoncer à certains privilèges. En tant que féministes, notre rôle n’est pas de rassurer les hommes quant à la respectabilité de nos revendications, mais plutôt de les confronter. Soyons honnêtes ; ils n’ont rien à gagner avec le renversement du patriarcat, et ont beaucoup de privilèges à perdre. Cesser de profiter du travail gratuit de leur mère, de leur sœur, de leur amie ou de leur conjointe en fait partie. Lorsque que les petites filles ne joueront plus à passer le balai, lorsque les postes de pouvoir ne seront plus accaparés par les hommes dans les associations étudiantes et dans les groupes militants, lorsque la charge de la planification familiale cessera d’être attribuée « par défaut » aux mères, lorsque le soin des enfants, des personnes malades et des aîné-e-s ne sera plus assuré surtout par des femmes de l’entourage immédiat, lorsque l’implication active des pères envers leurs enfants ne sera plus perçue comme exceptionnelle, mais comme normale, lorsque la « conciliation travail-famille » ne sera plus un sujet d’actualité, lorsque les femmes cesseront d’être majoritaires dans les secteurs d’emploi liés au travail de care, nous pourrons peut-être enfin parler de libération des femmes.
* Je tiens à remercier Louise Toupin, qui m’a permis d’élargir mon point de vue sur le travail ménager grâce à son ouvrage Le salaire au travail ménager. Chronique d’une lutte féministe internationale (1972-1977).
[1] Je tiens à préciser que la présente réflexion concerne essentiellement les couples hétérosexuels. Certaines auteures ont abordé la question du travail ménager sous l’angle de l’homosexualité. Voir notamment Louise Toupin, Le salaire au travail ménager. Chronique d’une lutte féministe internationale (1972-1977), Montréal, Éditions du Remue-Ménage, 2014, p.124
[2] Denyse Baillargeon, Brève histoire des femmes au Québec, Montréal, Éditions du Boréal, 2012, p.181
[3] Véronique O’Leary et Louise Toupin, Québécoises deboutte!, tome 1, Montréal, Éditions du Remue-Ménage, 1982, p.66
[4] Diane Lamoureux, Fragments et collages. Essai sur le féminisme québécois des années 1970, 1986
[5] Louise Toupin, «L’épouvantail dans le jardin : salaire au travail ménager», La Vie en rose, Hors-série, septembre 2005, pp.70-71
[6] Véronique O’Leary et Louise Toupin, Québécoises deboutte!, tome 2, Montréal, Éditions du Remue-Ménage, 1983, p.49
[7] Diane Bélisle, Anne Gauthier, Yolande Pinard et Louise Vandelac, Du travail et de l’amour : les dessous de la production domestique, Montréal, Éditions Saint-Martin, 1985, 418 p.
[8] Annabelle Seery, Travail de reproduction sociale, travail rémunéré et mouvement des femmes: constats, perceptions et propositions des jeunes féministes québécoises, Mémoire de M.A. (science politique), 2012, p.40
[9] Camille Tremblay-Fournier, « La grève étudiante pour les “nulles” », Je suis féministe. [En ligne]. https://www.jesuisfeministe.com/?p=6952 (Page consultée le 6 avril 2015)
[10] Annabelle Seery, op. cit., p.32
[11] Ibid., p.33
[12] Ibid., p.32
[13] Ibid., p.35
[14] Ibid., p.39
[15] Ibid., p. 43-44
[16] Ibid., p.45
[17] Idem.
[18] Ibid., p.47
[19] Eve-Lyne Couturier et Julia Posca (2014). Tâches domestiques : encore loin d’un partage équitable. Montréal, Québec : Institut de recherche et d’informations socio-économiques.
[20] Christine Delphy, « Par où attaquer le “partage inégal” du “travail ménager” ? », Nouvelles Questions Féministes, vol. 22, no. 3, 2003, p.49
[21] Francis Dupuis-Déri, « Les hommes proféministes : compagnons de route ou faux amis? », Recherches féministes, vol. 21, no. 1, 2008, p.152
[22] Christine Delphy, op. cit., p.52
[23] Ibid., p.66
[24] Ibid., p.54
[25] Institut Simone de Beauvoir, « Déclaration sur la hausse des droits de scolarité au Québec et son impact sur les femmes ». [En ligne]. https://www.concordia.ca/content/dam/artsci/sdbi/docs/positions/2012SdBITuitionFees.pdf (Page consultée le 6 avril 2015)
[26] Eve-Lyne Couturier et Julia Posca, op. cit., p.3
[27] Annabelle Seery, op. cit., p.49
[28] Louise Toupin, Le salaire au travail ménager. Chronique d’une lutte féministe internationale (1972-1977), Montréal, Éditions du Remue-Ménage, 2014, p.128
[29] « Appel du MLF à la grève des femmes ». [En ligne]. https://fresques.ina.fr/jalons/fiche-media/InaEdu01087/appel-du-mlf-a-la-greve-des-femmes.html (Page consultée le 8 avril 2015)
[30] Collectif Les Têtes de pioche, « Éditorial », Les têtes de pioche, vol. 2, no. 1, mars 1977, p.1
[31] Francis Dupuis-Déri, op. cit., p.153