« De façon que j’existe moins »

ecriture 600

MARTINE DELVAUX

  Photo: Satya Jack, www.jackraw.com

 

            Je suis une petite bâtarde, fille d’un père disparu bien avant ma naissance. Je suis la fille d’une fille-mère qui a étéla honte de sa famille, catholique. Une fille-mère à qui on a ordonné d’avorter, et qui a refusé. Devant ce refus, pour que son crime ne se voie pas, pour qu’il passe inaperçu, on l’a renvoyée, en exil dans une autre ville.

            Je suis la petite fille abandonnée dans un orphelinat le temps qu’on choisisse de me garder, de me voir, de m’avoir malgré la honte, les rumeurs, les jugements, les regards. Je suis la petite fille née de cette histoire-là, et c’est là l’histoire que j’ai en travers de la gorge depuis toujours, une histoire silencieuse, cachée, tue, une histoire à moitié tuée et moi avec elle. C’est l’histoire que je porte et que je ne vois pas puisqu’on ne me l’a jamais racontée. Je l’ai bricolée avec des bouts de phrases trouvés ici et là, quelques photos, des rumeurs, des rêves aussi, des choses que j’ai inventées. C’est une histoire impossible. Une histoire qui est la mienne, mais qui ne m’appartient pas puisque je ne la vois pas. C’est une histoire, au fond, que je ne peux pas raconter, du moins pas comme on peut raconter une histoire pour la faire entendre à d’autres. C’est une histoire que je ne peux que répéter.

            Cette scène-là, invisible, c’est mon histoire, l’histoire qui manque et autour de laquelle je tourne depuis toujours comme autour d’un vide, d’une absence. Comme le dit Marguerite Duras, « ce n’est que du manque, du trou qui se creuse dans un enchaînement de significations, du vide que peut naître quelque chose…Écrire, ce n’est pas raconter une histoire mais évoquer ce qui l’entoure, l’histoire et son irréalité ou son absence ».

*

            Marguerite Duras a peut-être écrit autour de la mort de son père quand elle était toute petite, autour, à côté, peut-être avec ces événements qui ont creusé sa vie : une mère qui l’a laissée derrière en Indochine peu de temps après sa naissance, dans les bras d’une nourrice; son frère adoré mort d’une pneumonie mal soignée; son propre enfant mort à la naissance; son mari presque mort dans les camps nazis. Autant de disparitions, d’absences autour desquelles tisser, bricoler, inventer des vies en équilibre sur le fil de fer des phrases. « Je ne sais pas vraiment ce qui pousse les gens à écrire sinon, peut-être, la solitude d’une enfance », dit Duras. « Pour moi, comme pour Emily L., il y a eu un père, ou un livre, ou un professeur, ou une femme perdue dans les rizières de Cochinchine. »

            Duras invite à penser l’écriture depuis ce qui la troue plutôt qu’à partir de ce qui la remplit, voir l’écriture à partir de ce qui lui manque ou qu’elle ne peut pas comprendre, garder, porter. À partir de ce qu’elle ne voit pas. Écrire aurait ainsi moins à voir avec le geste de consigner le réel sur le papier, le saisir, le représenter, qu’avec l’effort qui consiste àle trouer. L’écriture ne servirait pas à traduire, à raconter quelque chose qui aurait eu lieu tel quel avant de l’écrire, à rendre compte (ou à rendre des comptes), à révéler, à montrer par l’entremise d’un geste narcissique qui viserait d’abord et avant tout à se montrer. Elle servirait à faire exister, oui, à faire voir, mais toujours à moitié, comme dans une tentative ratée. L’écriture réussirait dans la mesure où elle échouerait. Elle montrerait dans la mesure où quelque chose resterait caché. Sans écriture, il n’y aurait rien. Mais avec l’écriture, il n’y aurait jamais tout. Et ce serait là, peut-être, la blessure de l’écriture. Sa plaie ouverte, sa douleur, visible, à cause de ce qu’elle garde d’invisibilité.

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            Au moment où je commence à écrire ce texte, je me mets à souffrir brutalement d’une tendinite aiguë qui pratiquement m’empêche d’écrire. La douleur est insupportable. Tout pour m’empêcher de mettre mes doigts sur le clavier. On me dispute, on me reproche de trop écrire, on me dit que mon corps cède, que la douleur s’affiche, mon corps m’impose une limite, mais surtout, il fait écran, il devient blessure, il vient figurer la douleur. La douleur, même, d’écrire.

            Parce qu’il faut trouver un autre moyen, parce que je n’ai pas le choix, j’entreprends de parler à haute voix dans un dictaphone. Je prononce en détachant bien les mots, chaque syllabe, pour m’assurer que la machine entend. Comme si je m’adressais vraiment à quelqu’un. Comme si j’expliquais lentement une chose difficile à comprendre, ou dangereuse à dire. Comme si je livrais un secret important. Et pendant tout ce temps, je ne reconnais pas ma voix. Je ne me reconnais pas. Je ne me vois pas là-dedans. Écrire n’a soudainement plus de sens. Les mots dansent devant moi, mais je ne les vois pas. Écrire ainsi m’est parfaitement étranger, j’ai l’habitude du clavier comme une extension de mon corps. Mais ce travail,forcé, la prison qu’est devenue la douleur me dit quelque chose du mystère qui consiste à faire apparaître les mots, à les faire naître sur le papier. Mais justement : les mots naissent-ils? Apparaissent-ils jamais vraiment? La vérité, c’est que je ne sais pas ce que l’écriture donne à voir.

            Au moment où je commence à écrire ce texte, une autre chose arrive : le ministre de la Santé du Québec, par le biais d’un projet de loi avancé dans le cadre de mesures d’austérité, menace de limiter l’accès à l’avortement. Prisonnière de ma douleur, aux prises avec des mots que je n’arrive pas à voir, je me rappelle soudain la scène que Marie Cardinal raconte dans Les mots pour le dire : sa mère qui lui dit, un jour, avoir essayé par tous les moyens de se défaire de l’embryon qu’elle était. Et surtout, je réentends ma propre mère insister pour me dire, me répéter plusieurs fois tout au long de ma vie qu’il n’a jamais été question pour elle de mettre un terme à sa grossesse. Elle n’aurait jamais songé à interrompre ce début de vie qui allait devenir la mienne.

            Toujours, ma mère m’a dit qu’elle avait refusé d’avorter, malgré les injonctions, les pressions faites sur elle, malgré la fuite de celui qui n’est pas devenu mon père, malgré le fait qu’en mettant un enfant au monde, elle allait faire honte à ses propres parents, qu’elle allait devenir le visage même de la honte, et moi avec elle. La honte de son ventre grossissant, puis la honte d’une petite fille, debout à ses côtés, preuve vivante des gestes qu’elle avait posés, miroir de ce qu’elle avait choisi de faire avec sa vie. Il n’y aurait pas plus visible que ça, cette honte qui allait nous lier, mère et fille aux joues rouges devant l’arrogance, les moqueries, les jugements, rouges de honte de devoir cacher la vérité, ne rien dire, surtout ne rien raconter.

            On a honte parce que quelque chose est révélé de nous, malgré nous. On a honte quand apparaît une chose qu’on aurait préféré ne pas montrer. La honte aurait à voir avec le fait d’apparaître. Elle aurait à voir avec des scènes où on se retrouve soudainement mises à nu, notre corps, mais aussi qui on est ou qui on pense être. Des scènes qui font voir cet endroit mou, gluant, visqueux à l’intérieur de nous et que cache habituellement notre peau, la bête dégoûtante que nous sommes, au fond, et qui n’a rien à dire, cette chose qui déborde les mots.

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            Combien de fois est-ce qu’on fait honte aux femmes –à celles qui accouchent comme à celles qui avortent, à celles qui se sont fait violer et qui dénoncent ou qui refusent de dénoncer, à celles qui cachent et à celles qui osent montrer? Combien de fois est-ce qu’on fait honte aux femmes qui écrivent, et qui écrivent sur leur propre vie, qui se répètent, ressassent, racontent les mêmes histoires sans arrêt, et dont on aime dire qu’elles écrivent de petits livres, des livres sans horizon qui contiennent des histoires intimes, privées, minables, dépourvues d’universalité? Des histoires impudiques. Des histoires pour montrer ce qui devrait rester cacher. Ces femmes, on les accuse de glorifier leur petit moi, d’aimer avant tout se regarder. Et on demande qui peut bien aimer ça?

            Ces femmes-là, leurs écrits font honte à la littérature. La littérature a honte d’elles, et elles, elles font honte à cette littérature qui ne veut pas voir la vie des femmes. La vie de celles qui n’ont pas froid aux yeux et qui n’ont plus rien à dissimuler. Elles font le pari de se tenir debout devant une histoire qui leur échappe, de la prendre et de la tourner, la retourner dans tous les sens, regarder cette histoire trouée avec laquelle il leur faut en découdre tout en sachant qu’elles n’y arriveront pas, et qu’au fond, il ne s’agit pas de ça. Car on n’en découd pas avec une histoire; c’est elle qui, sans cesse, nous découvre et nous découd.

            Trancher, couper, coudre et en découdre, donc, avec les autres. L’écriture opère sur le cadavre, elle ouvre, elle montre, elle expose. Et pour ce faire, il faut avoir affaire aux autres comme s’ils étaient déjà morts. Oublier qu’ils sont vivants. Parler sur leurs corps. Les tuer, momentanément. En ce sens, l’écriture ne serait pas création et procréation, comme dans cet amalgame qu’on fait trop souvent (et trop facilement) entre les deux. Ce serait plutôt quelque chose comme une dé-création, création qui se défait, ouvrage dont on coupe les fils, non pas grossesse ou mise au monde, mais évidement, avortement. Ainsi, j’écrirais moins pour créer que pour interrompre, arrêter, séparer, couper. Pour faire cesser le silence. Mettre des bâtons dans les roues du récit familial. Perdre la face. Enlever le masque de mon histoire. Et alors, l’écriture est moins une réussite qu’une sorte de ratage. Une chose à laquelle on n’arrive pas : on y arrive en n’y arrivant pas.

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            Ne pas pouvoir écrire. Ou plutôt : écrire parce qu’on ne peut pas, parce qu’on ne peut pas écrire, et parce qu’on ne peut pas ne pas écrire. Écrire parce qu’on ne voit pas ou qu’on ne sait pas ce qu’on voit, mais qu’il faut absolument le montrer. Je m’abandonne à l’écriture, je suis abandonnée à elle au même moment où elle m’abandonne, me laisse tomber parce qu’elle non plus n’y parvient pas. À voir. À montrer. Une fois pour toutes et pour vrai. On me demande, une fois mon roman terminé : as-tu fini, maintenant, d’écrire sur cette histoire? Est-ce que c’était la dernière fois? En es-tu enfin revenue? Es-tu, enfin, guérie? Mais si l’écriture guérit, elle ne guérit pas comme on soigne une maladie (ou comme on aime dire que l’écriture est thérapeutique). Elle guérit en creusant la blessure. Car si l’écriture guérit, c’est dans sa qualité de poison-remède, un remède qui soigne en faisant mal, un poison qui fait du mal en faisant du bien. Ou peut-être que l’écriture est quelque chose comme un syndrome de Munchaüsen, qui guérit en entretenant la maladie, en la réinventant sans cesse comme pour ne pas la quitter, ne jamais l’abandonner. L’écriture ne répare rien, et surtout pas l’identité. Elle révèle, elle affiche, elle découvre, elle montre, elle voit. Mais toujours, elle reste sans famille, innommable et invisible, avorton, bâtarde ou orpheline, et moi avec elle, encore et toujours, à répétition. Je répète toujours la même histoire. Je ne m’en sors pas. Je n’en guéris pas. J’apprends seulement à vivre avec les blancs, les non-dits, les silences. J’apprends seulement à ne pas mourir de cette histoire.

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            « Entre le corps de la femme qui a porté et mis au monde la petite et les mains qui prennent soin d’elle », écrit Nicole Malinconi,« il y a comme un blanc, parce que ce geste-là, il empêche seulement de mourir ». L’écriture est peut-être comme ce geste-là, les mains qui prennent l’enfant qu’on n’a pas mis au monde, mais qui nous a été donné, des mains qui ne donnent pas la vie, mais qui empêche de mourir. L’écriture non pas comme une sage-femme, mais comme une mère adoptive…

            La solution de rechange à la mort, comme le dit Michel Foucault dans Le beau danger, ce n’est pas la vie, c’est la vérité. Et la vérité, c’est peut-être moins le fait de correspondre à la réalité, de rendre compte du réel, que de trouver quelque chose qui n’avait pas été vu et de le montrer. Comme l’anatomiste qui déplie le corps, déploie les chairs pour en faire la lecture. Ou comme le dit Christine Angot, « dans mon contrat de vie, dans le contrat que j’ai signé pour vivre, il y a : doit montrer la forme des choses. La forme des choses réelles, la forme du réel doit apparaître…À côté de ça, de cet ordre, de ce commandement, de cette injonction, qui n’est pas sociale, les injonctions et conventions sociales n’ont aucun poids ».

            Dans L’événement, Annie Ernaux en découd avec les conventions sociales pour faire, bien des années plus tard, le récit de l’avortement clandestin qu’elle a subi quand elle était une jeune femme, cet évidement littéral de ses entrailles dont elle a failli mourir, reléguée par une grossesse non désirée aux marges de la société, les cuisses ouvertes sur la table de cuisine et la sonde rouge d’une faiseuse d’anges. Il y a un lien à faire entre ce qu’elle décrit comme une « expérience humaine totale, de la vie et de la mort », et la littérature; il y a un lien à faire entre l’écriture de soi, si honteuse, et la clandestinité de l’avortement : « Le véritable but de ma vie est peut-être seulement celui-ci : que mon corps, mes sensations et mes pensées deviennent de l’écriture, c’est-à-dire quelque chose d’intelligible et de général, mon existence complètement dissoute dans la tête et la vie des autres. »

            Au fil de ses livres, Annie Ernaux aura tout montré : son enfance dans un milieu populaire, sa passion pour un homme, sa jalousie folle, son avortement. De ça, elle n’a pas honte. Au contraire, elle aurait honte de n’en avoir rien fait. On pourrait penser qu’il y a un lien à faire avec la transgression de l’écrivaine, refusant la légendaire pudeur féminine tout autant que les codes de la grande littérature. On pourrait penser qu’il y a un lien à faire avec la jeune femme qu’elle a été, qui a choisi de subir un avortement clandestin, même si elle risquait d’en mourir, pour faire plutôt le pari de pouvoir continuer à écrire. Ne pas être gentille, ne pas être une sainte, ne pas rester enceinte ni de ses origines ni d’une grossesse non désirée. « Que le texte prenne ma place », comme l’écrit Duras, « de façon que j’existe moins ». Ou encore, Christine Angot : « Je ne suis rien, et j’ai ça à dire. »

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            La nuit avant de finir ce texte, je fais deux rêves. Dans le premier, un sursaut me tire du sommeil, mon corps se soulève du lit, je suis en train de me faire attaquer, quelqu’un en veut à ma tête, à mes yeux. Dans le second, je suis au sud de l’Angleterre, dans une ville où j’ai déjà habité. Je suis désorientée, je descends d’un bus au mauvais endroit, je ne me souviens plus de mon adresse, je ne sais plus où je dois aller. Le taxi qui s’arrête devant moi est rouge sang et trop petit, une cellule minuscule à l’intérieur de laquelle je m’assois, recroquevillée sur la banquette arrière pendant que le chauffeur se met à rouler. Il fait soleil, l’air est chaud et poussiéreux. Soudain, ma fille apparaît, elle est avec moi, et le taxi donne l’impression de voler. Il avance rapidement sur la chaussée, se faufile dans le jardin d’un hôtel, se transforme en hydroglisseur sur une piscine devenue lagon, mer immense, chatoyante, bleu profond. Ma fille jubile, et moi, je suis émerveillée. Autour de nous, les regards des clients de l’hôtel nous suivent. Nous sommes des intruses, des voleuses. Nous n’avons pas droit à toute cette beauté. Elle ne nous appartient pas, nous n’avons rien payé, nous devrions avoir honte d’ainsi en profiter. Mais rien n’y fait, les regards coulent sur nous, ils ne pénètrent pas, tout ce qui compte, c’est l’eau sur laquelle nous sommes transportées.

            L’écriture de mon histoire est comme ce rêve, hypnotisante et énigmatique, eau déferlante, attirante et interdite vers laquelle je ne cesserai jamais de me tourner. Car je n’en viendrai pas à bout. Je n’arriverai pas au bout de ce que j’ai à raconter. Je ne guérirai pas. Il n’y aura pas de dernier mot. Je ne renaîtrai pas. Bien au contraire, l’écriture de ce qui m’est le plus intime aura pour effet non pas de me mettre au monde une fois pour toutes, mais de me faire juste un peu moins exister…