Le cul-de-sac génétique
MAGENTA BARIBEAU
Illustration : Catherine Lefrançois
« Mais si t’as pas d’enfants, qui va s’occuper de toi, quand tu vas être vieille? »
« Si tout le monde faisait comme toi, l’humanité s’éteindrait. »
« Les enfants, c’est l’avenir. »
« Quand tu vas mourir, tu vas vite être oubliée. »
Ces phrases, toutes les femmes sans enfant par choix les ont déjà entendues. C’est mon cas. J’ai fait mon coming out en tant que childfree (personne sans enfant par choix) il y a plus de 10 ans, maintenant. Et tout dans la société nous porte à croire que les remords seront inévitables. « T’as pas peur de regretter, un jour? » « T’es jeune, tu vas changer d’idée. » « C’est juste que t’as pas rencontré le bon. » « Un jour, ton horloge biologique va sonner. » « C’est ton devoir de femme. »
D’abord essuyés du revers de la main par la jeune vingtenaire que j’étais, au fil des ans, ces messages négatifs finissent toutefois, à force de répétitions, par pénétrer malgré nous dans les petites craques dans notre estime personnelle. Car ces arguments nous sont servis régulièrement par nos familles, nos collègues de bureau, de purs étrangers. Ils font partie du discours social; avoir des enfants est naturel et en vouloir serait la norme. Car voyez-vous, nos sociétés sont natalistes et souhaitent qu’on se reproduise. Les gouvernements souhaitent que l’on crée de nouveaux payeurs de taxes, les religions que nous enfantions de nouveaux adeptes et le capitalisme que nous accouchions de nouveaux producteurs-consommateurs. Ne pas vouloir d’enfant choque donc. C’est aller à l’encontre du système et faire fi des impératifs sociaux. Et les bien-pensants n’ont cure de nous le rappeler en évoquant le spectre d’une vie sans but, d’une mort sans lendemain. Ne pas avoir d’enfants, c’est du regret à retardement, un manque d’amour assuré, une vie remplie d’oisiveté et de mélancolie. Et l’on se sert de la culpabilité sous couvert de « mais qui sera là pour t’aider quand tu seras infirme? » et « qui se souviendra de toi, alors? » pour nous faire avaler la pilule… conceptionnelle.
La carapace, surtout lors de journées pluvieuses lorsqu’on a de surcroît mal dormi, qu’on est menstruée et que les enfants du voisin font un tapage monstre, se dissout parfois et le doute envenimé pénètre doucereusement. Et si c’était vrai? Du moins en partie. Et si je finissais en effet par regretter mon non-désir d’enfant sur mon lit de mort, seule, sans famille ni ami.e.s? Qui sera là pour me pleurer, s’ennuyer de moi et surtout ne pas avoir rendu mon existence vaine?
Tristesse, panique. Crise existentielle. Normal après tout; qui d’entre nous ne se demande pas, une fois de temps à autre, ce que nous laisserons comme héritage après notre mort et comment contribuerons-nous au zeitgeist?
Qui d’entre nous ne connaît pas Susan B. Anthony, Jane Austen, Kathy Bates, Simone de Beauvoir, Georges Brassens, Margaret Cho, Léonard de Vinci, Emily Dickenson, Eva Gabor, Greta Garbo, Ava Gardner, Emma Goldman, Elton John, Spike Jonze, Immanuel Kant, Helen Keller, René Magritte, Freddie Mercury, Helen Mirren, Stevie Nicks, Dolly Parton, Platon, Lou Reed, Alan Rickman, George Gloria Steinem, Mae West, Betty White, Walt Whitman ou Oprah Winfrey? Leurs contributions sociales et culturelles furent historiques et pourtant, ils et elles n’eurent jamais d’enfants. Et pourtant, infinis sont les moyens de laisser sa trace dans ce monde. On peut procréer, certes, mais tous les parents ne sont pas mémorables, il faut quand même le souligner. On peut aussi écrire des livres, réaliser des films, militer pour la planète, chercher une cure au cancer, enseigner.
Mais le problème avec cette façon de penser en termes de productivité capitaliste est l’injonction à l’utilité. Si le non-désir d’enfant est de plus en plus visible et accepté au Québec, la notion d’utilité, elle, reste encore solidement liée à la maternité. Ne pas vouloir se reproduire s’avère un geste trop souvent critiqué comme étant égoïste sous l’égide du capitalisme et on somme les non-parents d’être utiles autrement : en faisant du bénévolat, en étant grande sœur d’un enfant défavorisé, en créant quelque chose d’autre qu’un.e futur.e contribuable.
Au diable les matins de grasse matinée à lire au lit, les voyages pour le plaisir, le cheminement de guérison et de connaissance de soi. Il faut se dépasser! Il faut en faire plus parce que si ton utérus n’a jamais servi, alors tous tes autres organes, en particulier ton cœur de mère, doivent être mis à profit. Honte à celles qui ne feraient qu’exister paisiblement.
Cet impératif à l’utilité finit par exténuer. Nombre d’entre nous suivent plus ou moins consciemment ce chant de sirène sans nous douter qu’il nous attire vers le surmenage. Sois utile, sois utile, sois utile, sans ça, on t’oubliera, racolent-elles. Et on devient bénévole dans un refuge pour animaux, on passe nos soirées auprès de personnes âgées, handicapées ou malmenées par la vie. On écrit, on milite, on veut laisser sa trace. Tout comme les parents, on travaille trop, on s’oublie, on tient à prouver que l’épithète d’égoïste ne nous concerne absolument pas.
Car l’égoïsme a mauvaise presse. L’altruisme, le dévouement, l’abnégation, voilà ce à quoi aspirer de façon maladive. Et pourtant, l’égoïsme est-il foncièrement mauvais? Certes, tout tempérament excessif, exclusif et aux dépens d’autrui est à proscrire. Mais faire passer ses intérêts personnels avant ceux des autres n’est pas toujours détestable. Pourquoi devrions-nous nous forcer à avoir des enfants lorsqu’on n’en éprouve aucun désir? Simplement pour participer à la création d’une nouvelle génération? Détester son rôle de parent ne doit certainement pas créer des êtres bien dans leur peau, socialement adaptés et heureux de vivre. Ce genre de transmission de traumatismes intergénérationnels est-il plus souhaitable que de ne pas avoir d’enfants?
Je m’interroge à propos du devoir de transmission. Devrait-il être un impératif ou un choix? Devrait-on devoir contribuer à la formation de la relève ou décider ou non de communiquer nos valeurs et pensées à la prochaine génération, voire à la société tout entière. Tout le monde n’est pas fait pour être enseignant.e ou pédagogue. Je me demande si cette injonction ne contribue pas à la popularité des chroniqueurs d’opinion qui semblent croire que toute pensée se doit d’être communiquée et mérite une tribune.
BIO
Magenta Baribeau est une autrice et réalisatrice du documentaire Maman? Non merci! sorti en 2015 au sujet de la non-maternité. Elle termine actuellement l’écriture d’un essai sur le sujet et planche sur plusieurs courts et longs métrages tout en organisant le Festival de films féministes de Montréal depuis 2017.