Cri du cœur pour une pédagogie queer et antioppressive

MARIE-MICHÈLE RHEAULT

J’ai fait mes études secondaires dans les années 1990. À l’époque, on avait des cours de formation personnelle et sociale. « FPS », qu’on disait. Évidemment, c’est dans ce cours qu’on nous donnait, pensait-on, les outils nécessaires à notre éducation sexuelle. Quelques heures par année étaient donc consacrées à nous expliquer comment « ne pas » : comment ne pas perdre notre virginité avec le premier venu, comment ne pas tomber enceinte, comment ne pas attraper d’ITS, comment ne pas mettre le condom tout croche, comment ne pas oublier de faire un p’tit peu de préliminaires avant de passer à la « véritable relation sexuelle » (aka la pénétration péno-vaginale), comment ne pas trop s’en faire avec notre orientation sexuelle parce que c’était normal d’avoir quelques fantasmes avec une personne du même sexe, que ça passerait sûrement et que si ça passait pas, c’était pas grave parce que la prof avait une connaissance qui vivait maintenant à Montréal et pour qui la vie d’homo se passait bien. Vous me direz que c’était les années 1990, qu’on n’était pas encore très sensibilisés à l’importance du clitoris et encore moins au consentement ou aux réalités LGBTQI. Vous me direz que maintenant c’est mieux, qu’on est une société ouverte et bien de son temps et que les jeunes d’aujourd’hui ont une boîte à outils bien remplie pour répondre à toutes leurs interrogations. Eh bien non. Depuis la réforme Marois et ses compétences transversales, tous les profs doivent donner un peu d’éducation sexuelle à travers leur matière. Évidemment, les profs sont mal aiguillés, sont mal à l’aise et se disent que « bah, le prof d’éducation physique ou le prof d’éthique va sûrement en avoir parlé ». Et ça finit que personne n’en parle, ou qu’on en parle très peu, et que, pire encore, tout est enseigné en donnant pour base l’hétérosexualité et la bicatégorisation des sexes (d’un côté les hommes, de l’autre, les femmes). Ça vous étonne tout ça? Eh bien moi aussi! Combien de « Ben voyons! Ça se peut pas qu’on en soit encore là! » ai-je crié en lisant le livre que Gabrielle Richard a publié au Remue-ménage dernièrement et qui s’intitule Hétéro l’école? Plaidoyer pour une éducation antioppressive à la sexualité.

Dans cet ouvrage, fort bien documenté et très accessible où l’autrice prend le temps d’expliquer toutes les notions de sexe, de genre et d’orientation sexuelle qui sont souvent comprises tout croche, on apprend pourquoi le biais hétéronormatif de l’école, mais aussi de la société en général, est malsain et dangereux. C’est malsain parce qu’on a une vision très restreinte de ce qui existe comme spectres qui composent l’identité de genre et l’orientation sexuelle. Puis, c’est dangereux parce que l’oppression liée à l’hétéronormativité se vit par tous les élèves (trans, homos, bi, asexuels, intersexe ET hétéros et cisgenres) et qu’on ne cesse de reconduire ce mode de pensée.

D’abord, c’est quoi l’hétéronormativité et comment ça se traduit concrètement dans la vie des élèves? L’hétéronormativité, c’est d’une part considérer que l’hétérosexualité est la norme et que tout ce qui y déroge est marginal. C’est aussi considérer que l’espèce humaine est divisée en deux genres bien distincts (les hommes et les femmes) et que ceux-ci répondent à des critères bien spécifiques tant sur le plan biologique que sociologique. Cette propension à reconduire ces stéréotypes part de bien loin. En fait, ça part d’avant même la naissance de quelqu’un. Comme le mentionne Gabrielle Richard, dès qu’une femme est enceinte, on lui pose LA question : ça sera une fille ou un garçon? Comme si la réponse importait vraiment. Comme si nous ne pouvions nous imaginer cet enfant sans avoir ce détail. Comme s’il était IMPÉRATIF d’acheter le « bon » jouet et le pyjama de la « bonne » couleur. Comment concevoir que ce petit garçon porte un pyjama rose et que cette petite fille en porte un bleu? Vous ai-je déjà parlé de mon aversion pour les gender reveal party? Passons…

Tout ça se poursuit dans l’enfance avec les vêtements typés (rose et mauve à paillettes avec des slogans prônant la beauté et la douceur pour les filles; bleu et vert qui encouragent l’inventivité et la force pour les garçons). Puis ça se poursuit avec les jouets : le gant de baseball ou le vélo rose, le skate aux motifs de camouflage, etc. Impensable de passer le vélo rose de la grande sœur à son petit frère! Belle stratégie commerciale qui nous maintient dans les stéréotypes pour nous faire dépenser. Si certains parents tentent, tant bien que mal, de soustraire leur enfant à ce genre de pression genrée dans la petite enfance, tout cela s’émiette dès la rentrée scolaire. La gentille professeure pleine de bonnes intentions a fabriqué de beaux paniers pour les élèves : rose à paillettes pour les filles, bleu à motifs de camion pour les garçons. La cour de récréation est « naturellement » divisée : les garçons jouent avec les garçons à des jeux de garçons et les filles bavardent avec la surveillante. Ça ne fait pas un mois que l’école est commencée qu’on demande à notre garçon s’il a une blonde ou on demande à notre petite fille d’aider ses camarades dans leurs difficultés. Puis il y a les jeux qui ont, en eux-mêmes, un caractère sexuel. Qui n’a jamais joué à la tague BBQ? Qui a embrassé quelqu’un du même genre quand il y jouait? C’est bien ce que je pensais.

Vous me direz que c’est anodin et que ce n’est pas bien méchant tout ça. Certes, ça semble plutôt superficiel, mais toutes les « micro-interactions, banales en soi, mais dommageables par leur caractère répétitif, “font le genre” » (Richard, 20). En bicatégorisant ainsi le genre, on creuse le sillon d’une féminité ou d’une masculinité unidirectionnelle dont il est difficile de se défaire, et, surtout, on passe sous silence tout ce qui pourrait se retrouver entre les deux. Puis les jeunes entrent au secondaire avec une forte « pression à la conformité de genre » (Richard, 32) qui restreint fortement l’exploration sexuelle et identitaire. Comme on l’a vu plus tôt, le système d’éducation à la sexualité de l’école étant complètement dépassé, ça donne des conséquences plutôt désastreuses, d’abord pour les personnes LGBTQI. Puisqu’on ne parle jamais ou très peu de leur réalité, de ce qui les font s’interroger et qu’ielles ne peuvent s’identifier à rien de ce qui est traité comme « normal » par l’école, ça peut mener au déni de leur identité, de leur nature profonde. Imaginez un peu commencer votre vie sexuelle en ayant l’impression d’être toujours hors-norme, toujours marginal.e, toujours seul.e dans votre situation. Cette « éducation sexuelle » désuète a aussi des conséquences sur les filles et les garçons cisgenres. Les filles deviennent gestionnaires de la sexualité masculine : vouloir, mais pas trop, être désirables, mais pas vulgaires, vouloir être pénétrées, mais ne pas tomber enceinte. Et les garçons, eux, deviennent tributaires d’une sexualité de performance où leur capital de popularité est directement lié à leur pouvoir d’attraction.

Vous me direz que ça ne peut pas être si pire et que tout n’est pas tout noir ou tout blanc. Effectivement, il y a de l’espoir puisque selon une enquête réalisée par Emma Renold, « 85 % des jeunes de 13 à 18 ans, toutes identités confondues, considèrent que “les gens devraient avoir le droit de choisir leur genre” » (Richard, 12). Alors pourquoi l’éducation sexuelle à l’école est-elle si dépassée? Je dirais que c’est parce que c’est facile de rester dans des notions confortables, qui sont données comme « morales » depuis longtemps, et parce que ça ne dérange pas les plus chialeux.ses. Longtemps, ç’a été l’Église qui manifestait contre l’éducation sexuelle, maintenant, il y a les parents qui ne peuvent concevoir que leur enfant soit exposé à des réalités qu’ils considèrent comme immorales. Toutefois, si on veut se sortir de ce carcan et éduquer les jeunes (et nous-mêmes) comme il se doit, il va falloir mettre le gouvernement au pas et le forcer à 1) se remettre en question quant aux biais hétéronormatifs véhiculés par l’école; 2) se doter d’une politique claire en matière d’éducation sexuelle; 3) outiller et former les profs pour leur permettre de fonder une pédagogie queer et antiopressive.

Pour ce faire, l’ouvrage de Gabrielle Richard est essentiel et à mettre entre les mains du ministre de l’Éducation et de tous les professeur.e.s et intervenant.e.s en milieu scolaire. Outre le fait que l’autrice nous ouvre les yeux sur cet engrenage dans lequel on est pris.e.s, elle donne de très bonnes pistes de solutions (et des exercices concrets) pour sortir de tout ça et se rediriger vers une pédagogie queer et antioppressive qui permettrait aux jeunes d’avoir une vision positive de la sexualité et de leur image corporelle. Cette pédagogie est queer dans le sens qu’elle permet une multiplicité des configurations entre le sexe, le genre et l’orientation sexuelle, puis elle est antioppressive parce qu’elle permet de comprendre que la sexualité est soumise à des rapports de pouvoir reliés au genre, à la racisation, aux capacités, à l’âge, etc. On comprend qu’on doit tenir compte de nos privilèges et remettre en question les normes sociales. En fait, il faut tout remettre en question parce que ça permet de voir les oppressions, de les nommer et ainsi de s’en défaire plus facilement. Hétéro l’école? Plaidoyer pour une éducation antioppressive à la sexualité, un livre à lire et à mettre en pratique immédiatement.