Courir grosse

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MARIE-MICHÈLE RHEAULT

 

J’ai longtemps eu peur de courir. Sur le tapis roulant, à l’école, sur un sentier au bord de la rivière, même pour attraper l’autobus. Je me disais toujours : «Je ne vais certainement pas être la grosse qui rentre dans l’autobus tout essoufflée, pâmée par les 35 mètres qu’elle a dû courir. Pffff! J’aime ben mieux attendre le prochain bus. » C’est quoi, dans le fond, attendre 10 minutes (25 minutes quand tu habites Québec) sur le coin d’une rue… dans le froid… quand t’es déjà en retard? Hein, c’est quoi? Je me souviens avoir refusé de courir dès que j’ai commencé à avoir des seins, des hanches, des fesses. Au secondaire, je refusais catégoriquement de participer aux cours d’éducation physique si ceux-ci impliquaient de la course. Volleyball ? OK. Badminton ? OK. Natation? OK. Faire un 10 minutes de course autour du gymnase pour se réchauffer avant le cours ? No fucking way ! Je n’avais pas particulièrement de problèmes d’estime de soi, j’étais plutôt leader et estimée de mes pairs, mais ma limite était atteinte bien rapidement quand il s’agissait de courir. Je ne pouvais tolérer cet état de vulnérabilité dans lequel ça me mettait. J’avais l’impression que tout le monde me regarderait échouer quelque chose de simple et d’inné.

Au tournant de la trentaine, il m’a bien fallu me rendre à l’évidence: je devais mettre fin à ces 20 années d’abstinence de course, prendre mon courage à deux mains et commencer à courir un peu. Parce que, t’sais, la course c’est so trendy pis que moi aussi je veux être trendy dans mes sports. Moi aussi je veux avoir des beaux runnings, une camisole qui fite avec mes leggings, pis compiler mes stats de course sur Runtastic. En fait, je voyais la course comme un nouvel espoir d’aimer le sport. J’étais convaincue que ça serait pour moi une révélation. Et j’avais raison. Oh ! Ne vous méprenez pas : je n’ai pas miraculeusement perdu les kilos en trop parce que je me suis mise à courir et je ne suis pas devenue agile comme un tigre. Mes runnings ne fitent pas avec mon linge de course qui est la plupart du temps un vieux t-shirt du Festival du cinéma international de Rouyn-Noranda. Je ne rentre toujours pas dans du small et je tombe encore souvent pour aucune raison, sinon celle d’être beaucoup trop distraite, mais la course a plutôt été révélatrice. Elle s’est avérée être une briseuse de barrières personnelles et mentales. Ça s’est passé graduellement et il reste toujours du chemin à faire, mais je me suis rendu compte qu’une fois que tu es à l’aise de courir en public, tu peux faire ben des affaires dans la vie. C’est vrai ! La course c’est quelque chose qui dévoile beaucoup de ce qui relève pour moi de l’intimité, de ce que j’ai du mal à montrer à des inconnu.es. Le corps en sueur, la chair du ventre et des cuisses qui bouge, les seins qui ballottent, le visage rouge (voire mauve) sont pour moi les conséquences d’un passé d’abus, d’inconscience ou de déni de mon corps qui me gène et que j’ai encore du mal à accepter. Alors d’aller les exposer aux dizaines de sportifs nés avec qui je partage la piste de course, ça a toujours été pour moi un acte souffrant et de remise en question constante. Je suis capable de gérer la douleur physique : l’essoufflement, les jambes qui se crispent, la cheville qui fait des siennes. Tout ça, ça se tolère, ça se travaille, ça s’améliore au fur et à mesure que tu avances dans ton entraînement. Ce qui se passe dans ta tête, tes peurs, ta crainte du jugement des autres et de toi-même, ça, c’est une autre histoire. Des fois, je suis tellement consciente des gens qui passent que j’en perds le fil de mon entraînement. Comment ne pas se comparer ? On nous montre depuis notre plus jeune âge à se peser, se mesurer, compétitionner.

Cette peur du regard de l’autre sur mon corps en mouvement me revient chaque printemps. Plus la période sans courir est longue, plus j’ai du mal à faire ce sport librement et sans entraves psychologiques. Mais, quand tu finis par passer par-dessus cette obsession du regard de l’autre sur soi, sur ce que tu n’aimes pas de ton corps ou de ta personnalité, de ce que tu n’as pas accepté de ton passé, il se passe quelque chose de magnifique, presque magique. Tu prends ton erre d’aller, tu bombes le torse et tu trouves que finalement, ta foulée est pas pire pantoute. Chaque sortie t’apporte un peu plus d’endorphines salvatrices et tu deviens accro à ce moment d’euphorie qui te grise en rentrant à la maison. Je sais, c’est un peu cliché, mais je ne peux pas le nier : moi aussi, je préfère la course.