Corps inhabitables
MARTINE-EMMANUELLE LAPOINTE
Photo: Satya Jack, www.jackraw.com
Par une belle journée ensoleillée du mois de juillet, dans la chic salle d’attente d’un dentiste du centre-ville, je feuilletais distraitement le dernier Paris-Match paru, souhaitant faire le plein de nouvelles distrayantes sur la royauté britannique et les stars du showbiz français. Par un hasard sans doute objectif, je suis tombée sur l’article « Salie-de-Béarn. Le sel de la fécondité » qui, comme son titre l’indique, nous vante dans le style des meilleures infos-pubs les vertus de la station thermale qui fut pour Françoise Hardy le lieu de « l’opération de la dernière chance » en 1972. « L’eau de Salies fait des miracles, Thomas Dutronc en est la preuve », nous confie-t-on. Construit à partir de témoignages de curistes qui ont miraculeusement recouvré la fertilité après un séjour à Salie-de-Béarn, l’article laisse entendre qu’il faut « y croire » pour enfin goûter aux joies de la grossesse, qu’il importe de laisser de côté la carrière « qui bouffe le reste » et de « lui faire de la place, à ce petit [1] ».
Peut-être faut-il avoir connu les diagnostics d’infertilité inexpliquée, les interminables traitements en clinique, les cycles in vitro, l’angoisse des salles d’attente, pour sentir monter en soi la perplexité, voire la colère, devant un tel ramassis de fausses évidences. Enfin bref, cet article qui se vouait candidement à la mise en vitrine des mérites d’un lieu touristique français recense toutes les idées reçues sur l’infertilité féminine (curieusement, on n’y dit mot de celle des hommes) : inexpliquée, elle est sans doute la cause d’un refoulement, d’une activité professionnelle trop intense et par là même d’un attachement à des valeurs superficielles et aux honneurs de la reconnaissance sociale. Au regard des joies de la maternité, la carrière, tambours et trompettes, n’est bien sûr que gloriole. Il faut savoir s’arrêter, sortir du cycle infernal du temps organisé, mais surtout croire au miracle de la naissance, pour accueillir l’enfant, petit être jaloux et tyrannique exigeant de sa génitrice la plus parfaite des disponibilités. De manière certes guillerette, on nous pousse à croire que la femme infertile est en partie responsable de sa condition, qu’elle n’a pas su se mettre à distance d’elle-même et ainsi renoncer à ses projets et à ses envies propres.
Aussi caricaturale soit-elle, cette image de la femme infertile est tout de même entretenue dans les médias, les discours culturels et sociaux, les conversations de corridor… Combien de fois nous a-t-on suggéré, le plus souvent avec empathie et bienveillance, de prendre des vacances avec notre conjoint, d’essayer de nouvelles techniques de relaxation, de faire du yoga, de voir des acupuncteurs, des ostéopathes, de moins travailler, de fréquenter les spas, de prendre nos week-ends, et que sais-je encore? Le corps de la femme infertile est jugé inhabitable, inadéquat, inhospitalier, comme s’il en allait du devoir de cette dernière, de sa responsabilité, de se construire en fonction de la grossesse, de la maternité. On ne s’en sort pas.
Si le féminisme actuel entend repenser, et cela en toute légitimité, la maternité, tentant de réconcilier les exigences de la parentalité et l’épanouissement des femmes, il n’en demeure pas moins que cette réflexion n’accueille pas, enfin pas d’emblée, l’infertilité. On évoquera volontiers « le pouvoir de refuser d’enfanter, le pouvoir de refuser de nommer les pères, le pouvoir de donner naissance ou pas [2] ». Mais qu’en est-il quand ce pouvoir, justement, nous est refusé? Quand on n’a pas le pouvoir de faire la grève de la reproduction, quand on n’a pas choisi de la faire? Ne se retrouve-t-on pas dans une sorte d’impasse, contraintes à penser à partir des mêmes vieux schèmes ataviques condamnant la femme à être, encore et toujours, associée à sa condition de génitrice, à ses organes reproducteurs? La littérature féministe, de Beauvoir à Ernaux et Laurens, en passant par Louky Bersianik et Denise Boucher, a fort heureusement réfléchi sur le refus de l’enfantement, sur l’avortement, sur la perte des enfants; en somme, sur toutes les formes de filiations déviées, rompues, refusées. J’oserai affirmer, en exagérant sans doute un peu, qu’il n’y a le plus souvent qu’un imaginaire absent ou négatif de la femme infertile. Que dire aux corps inhabitables, sinon qu’ils finiront peut-être un jour par être habités? Que dire à celles dont le désir d’enfant, insatisfait, forcené, obsessif, se conjugue mal avec les discours sur le pouvoir des mères?
Loin de moi l’intention de partir en croisade afin de dénoncer le silence autour de l’infertilité, de vouloir rétablir l’équilibre en exigeant que soit enfin comblée cette carence de l’imaginaire… Ce serait jouer le jeu ennuyeux de la morale. Cet impensé me permet toutefois d’exhumer un bon vieux paradoxe auquel les réflexions sur la maternité semblent condamnées. L’enfant, et par conséquent la maternité, est soit ce qui dépare la femme de son statut social et de son individualité, soit ce qui la définit et fait d’elle le lien entre les générations, la poussant à entretenir « un rapport différent au passage du temps et donc à la mortalité [3] ». Je me permets ici de tracer une opposition grossière. D’autres modèles existent; nous ne sommes plus tiraillées entre ces deux extrêmes. Mais le paradoxe demeure malgré tout, survit. Comme l’a montré Éveline Ledoux-Beaugrand dans son essai Imaginaires de la filiation. Héritage et mélancolie dans la littérature contemporaine des femmes, les « auteures de la sororité » des années 1970 et 1980 souhaitaient rompre avec les modèles antérieurs et ainsi « démanteler “l’entreprise familiale-conjugale de domestication” [4] ». À partir de la fin des années 1980, les auteures qui ont exploré de près ou de loin les thématiques liées à la filiation ont pour la plupart adopté des formes autobiographiques laissant libre cours à une subjectivité radicale et relançant parfois de manière implicite « l’opposition entre l’enfant et le livre [5] ». Elles inscrivaient le plus souvent la maternité sous le signe de la perte, du deuil, de l’insaisissable.
J’en reviens, parce qu’il le faut bien, à mon imaginaire défaillant de la femme infertile. Peut-être est-il difficile de penser et de représenter celles qui, sans enfant, manifestent tout de même le désir de l’engendrement et de la transmission. Involontairement « nullipares », pour reprendre le mot de Jane Sautière, elles doivent se concevoir en fonction d’une absence, d’un désir insatisfait, d’un vide non comblé, et défient par la même les catégorisations, ces petites boîtes dans lesquelles on enferme les êtres et les choses.
[1] Émilie Refait, « Salies-de-Béarn. Le sel de la fécondité », https://www.parismatch.com/Actu/Sante/Salies-de-Bearn-Le-sel-de-la-fraternite-787816
[2] Valérie Lefebvre-Faucher, « Grève de la reproduction », https://miresistance.com/valerie-lefebvre-faucher-greve-de-la-reproduction/
[3] Nancy Huston, Professeurs de désespoir, Arles, Actes sud, 2005, p. 36.
[4] Hélène Cixous, citée par Evelyne Ledoux-Beaugrand, Imaginaires de la filiation. Héritage et mélancolie dans la littérature contemporaine des femmes, Montréal, XYZ, p. 38.
[5] Evelyne Ledoux-Beaugrand, Ibid., p. 262.