Contre Neil Patrick Harris ou Pourquoi je refuse de me marier et pourquoi je suis en colère contre la télévision
PIERRE-LUC LANDRY
Neil Patrick Harris, vedette de la série télévisée How I Met Your Mother, est fiancé depuis 2006 à l’acteur David Burtka; ils ont deux enfants, Gideon Scott et Harper Grace, nés en 2010 d’une mère porteuse. Ils sont propriétaires d’une maison de la cinquième avenue dans Harlem, où la petite famille de quatre habite depuis 2013. Harris est considéré comme un acteur important pour la lutte LGBT et a d’ailleurs attendu l’adoption du Marriage Equality Act par la chambre basse de la législature de l’État de New York en 2011 pour annoncer sur Twitter qu’il était fiancé à son petit ami depuis cinq ans. Cette annonce servait à célébrer, a-t-il affirmé, la victoire importante qui venait d’être remportée par la communauté qu’il représente de facto.
Anderson Cooper est chef d’antenne et animateur à la chaîne CNN. En juillet 2012, il a annoncé son homosexualité par le biais d’un courriel envoyé au blogueur Andrew Sullivan. Il a également informé le public de ses intentions envers son petit ami, Benjamin Maisani, à qui il souhaite se fiancer. La presse à potins s’est rapidement emballée après le coming out de Cooper et a publié des photos de Ben Maisani embrassant un autre homme dans un parc de New York. Que s’est-il réellement passé? Le couple est-il en danger? Maisani a-t-il brisé le cœur de Cooper, l’animateur chouchou de la télévision prime time[1]?
La comédie de situation Modern Family présente un couple homosexuel formé par Cameron Tucker (interprété par Eric Stonstreet) et Mitchell Pritchett (joué par Jesse Tyler Ferguson). Le couple a adopté au Vietnam une petite fille dès le pilote de la série en 2009. Jesse Tyler Ferguson s’est marié en 2013 avec Justin Mikita, un avocat qu’il fréquente depuis près de quatre ans. Eric Stonestreet, quant à lui, est hétérosexuel. Je ne sais rien de sa vie privée, sinon ce que nous révèle la page Wikipédia qui lui est consacrée : il aime le hockey, plus particulièrement les Kings de Los Angeles, et soutient l’équipe sportive de la Kansas State University.
Quel est l’intérêt de rappeler ces faits prosaïques, peut-on se demander (avec raison)? C’est que, il me semble en tout cas, la lutte internationale en faveur du mariage pour tous a favorisé un climat d’hétéronormativité qui trouve de nombreux échos dans la culture populaire, notamment dans le média le plus puissant lorsque vient le temps de définir la « norme » : la télévision. Le discours télévisuel dominant fait ses choux gras des récents changements dans les mœurs et présente à heures de grande écoute des personnages de fiction homosexuels, ou encore met de l’avant par les différents organes de presse qu’il contrôle (et qui lui sont tributaires) des histoires véridiques en lien avec la cause LGBT, tout en dé-subvertissant les acteurs de la lutte, en les édulcorant, même. Il existe aujourd’hui un adoucissement certain de la figure de l’homosexuel, atténuation qui ne date toutefois pas d’hier : il suffit de retourner à Friends, par exemple, où le lesbianisme qui détruit des familles s’est très rapidement transformé en quelque chose de gluant, plein d’amour maternel, portant des espadrilles blanches et des chandails de laine noués à la taille, bref, en quelque chose de tout à fait inoffensif pour la classe moyenne.
Gay people are just like us! semble dire la télévision aujourd’hui. Regardez comme ils sont aimants, fidèles, regardez comme ils élèvent bien leurs enfants, comme ils entretiennent amoureusement le gazon et les fleurs devant leur maison! C’est ce que Desperate Housewives aussi nous apprend… Les homosexuels à la télévision sont acceptables dans la mesure où ils adhèrent aux valeurs conservatrices qui sont partagées par « l’ensemble de la population » (il me peine d’écrire ces mots, vraiment). Jarrett Barrios, le président de GLADD, organisation non gouvernementale de surveillance et de veille médiatique dont le slogan est « leading the conversation for lgbt equality », a affirmé à PopEater – maintenant HuffPost Celebrity – l’importance de faire de la place dans les médias aux histoires comme celle de Neil Patrick Harris : « As more and more loving and committed gay and lesbian couples start families together, it is important to see stories like Neil’s that reflect what most fair-minded Americans already know: gay people and our families are no different than them. For many, Neil is the first gay person they’ve seen come out, fall in love and become a dad, and his story is helping Americans understand that gay people deserve the same opportunity to take care of our families and loved ones[2]. » L’adjectif fair-minded, pour ceux qui ne le savent pas, se traduit en français par impartial. Ce que les gens « impartiaux » savent, donc, c’est que les homosexuels et leurs familles ne sont pas différents d’eux. Loin de moi l’idée de donner dans le différentialisme, qui cache son essentialisme sous un nom légèrement distinct, mais peut-on affirmer plus clairement son appartenance au conservatisme social que de cette manière, en mettant la famille au centre de toutes les préoccupations? Une petite visite sur le site Internet de GLAAD permet d’ailleurs de constater que le mariage – en tant que cérémonie et rite social, et non en tant que droit du citoyen et contrat légal – est bel et bien au cœur des préoccupations des activistes qui, pourtant, travaillent contre la discrimination véhiculée par le patriarcat et l’hétérosexisme. On y parle en effet de plusieurs couples télévisuels (fictifs ou réels) qui ont uni leurs destins ou qui le feront sous peu, comme Will et Sonny du feuilleton Days of Our Lives[3]ou comme Sara Gilbert, animatrice du talk-show The Talk de CBS, qui s’est tout juste mariée à la chanteuse Linda Perry[4]. Qui plus est, Jennifer Lopez recevra le prix Vanguard 2014 pour sa contribution significative à la promotion des droits des communautés LGBT. On lui décerne ce prix pour son rôle de productrice de la série télé The Fosters, qui met en vedette deux femmes lesbiennes qui élèvent une famille[5]… (Tout est dans les points de suspension.)
Qu’en est-il de ces gais, de ces lesbiennes et de ces autres individus aux sexualités situées quelque part sur le spectre qui ne sont pas mariés ou en passe de l’être? Quels rôles jouent-ils dans les émissions de télévision dont on se gave? Quelle place leur est réservée dans les médias? Il semble que les rôles sexuels et sociaux que l’on voudrait que la communauté LGBT endosse sont très clairs : calqués sur ceux du modèle hétérosexuel, ils campent les individus dans une relation à long terme qui produira des enfants et qui viendra enrichir la classe moyenne en adoptant son style et son rythme de vie. Sommes-nous otages de la bien-pensance? S’agit-il pour les médias d’une manière de se dédouaner en présentant des modes de vie dits « alternatifs » – dans la limite où ceux-ci ne sont pas (ou plus) subversifs et qu’ils permettent de faire rouler l’économie? Que les conservateurs radicaux se rassoient : il n’y a pas de guerre à l’hétéronormativité dans les médias. Bien au contraire. C’est tout comme si on avait accepté de jouer au patriarcat en forçant la norme pour s’y insérer bien confortablement, plutôt que de la faire éclater au grand jour, avec son hypocrisie.
Les médias insistent sur la vie privée des vedettes homosexuelles pour bien montrer la manière dont celle-ci se rapproche de la « norme » : ils sont inoffensifs, voyez! Ils sont comme nous! Ils se marient et font des enfants! Ils prennent les mêmes photos que nous, pieds nus, en jeans bleus et t-shirts blancs! Parallèlement, les médias mettent l’accent sur la vie privée des jeunes femmes célibataires d’Hollywood pour montrer ce qu’il y a de décadent à refuser la famille, à mener une vie qui n’est pas centrée autour des valeurs conservatrices et qui, par la bande, se rapproche dangereusement de la débauche honteuse et effrénée : Lindsay Lohan, Amanda Bynes, Britney Spears, Miley Cyrus et Amy Winehouse ont toutes été, à différents degrés, victimes de cet appétit dégueulasse de la presse sensationnaliste pour la déchéance des femmes « qui se sont écartées du droit chemin ». Si l’on fait abstraction de Justin Bieber et de ses démêlés récents avec la justice, connaît-on les « frasques » des vedettes masculines d’Hollywood? Si cela ne les mène pas à la mort comme ce fut le cas pour Paul Walker et Phillip Seymour Hoffman récemment, cela nous intéresse-t-il vraiment? Il me semble que non. Le cas de Bieber est intéressant : ici, on a affaire à la « brebis égarée », au pauvre petit garçon que l’on doit réhabiliter pour éviter de gâcher son avenir – il faut noter à quel point ce discours se rapproche de celui que certains médias tiennent à l’égard des jeunes violeurs de Steubenville, par exemple… Cela est d’autant plus dérangeant quand on pense aux récentes professions de foi chrétienne de Bieber…
Je ne suis pas spécialiste des médias, ni analyste de la culture populaire. Je suis quand même d’avis que cet adoucissement de la figure de l’homosexuel dans la culture télévisuelle n’a pas que de bons côtés. Bien sûr, on a cessé de représenter l’archétype gai comme un sidéen mourant, et certaines législations en faveur des communautés LGBT ont été adoptées récemment par plusieurs États dans le monde. Peut-être observe-t-on une certaine diminution d’un type bien précis de discrimination, mais le mouvement de « normalisation » de l’homosexualité auquel nous assistons est à mon avis extrêmement insidieux puisqu’il intériorise le discours hétéronormatif, qui est toujours aussi dommageable, et induit également ce que certains appellent « l’homonormativité », tendance machiste et patriarcale dénoncée entre autres par les communautés trans. D’ailleurs, celles-ci sont peut-être les dernières avant-gardes à résister encore devant les médias traditionnels, et elles joueront sans doute un rôle des plus importants dans les prochaines années puisqu’elles seront là où les combats auront lieu. Par exemple, l’Academy of Motion Picture Arts and Sciences a décerné cette année un Oscar à Jared Leto pour son rôle de Rayon dans Dallas Buyers Club, film de Jean-Marc Vallée. Néanmoins, ce choix de distribution, pour certains activistes, a été perçu comme misogyne et transphobe, opinion relayée entre autres par le HuffPost Gay Voices[6]. Il ne suffit donc pas de s’autocongratuler lors de cérémonies précieuses chaque fois qu’un personnage non hétérosexuel est mis en scène pour faire taire les militants. Fort heureusement.
Je ne souhaite pas me marier. Je ne suis pas de ceux qui veulent « subvertir l’institution de l’intérieur ». Je respecte beaucoup cette position, mais ce n’est pas la mienne. De la même manière que je n’accepterai jamais d’être « l’ami gai » de qui que ce soit, je ne peux me soumettre à la « Neil-Patrick-Harrisation » de la société et intégrer cette convention sociale que Simone de Beauvoir avait tout de même rapprochée de l’esclavage. Mon militantisme parfois bien absurde et trop souvent silencieux m’oblige, sur cette question, à maintenir mes positions. Il ne faudrait toutefois pas penser que je m’oppose au mariage homosexuel; simplement, je refuse de signer quelque papier que ce soit attestant de la soi-disant « normalité » de mon couple ou de ma sexualité. J’aspire à participer à ma manière à la subversion de la société patriarcale et hétéronormative. Je n’ai pas oublié les vieux slogans queers, qu’il vaut peut-être la peine de rappeler ici. I’m here! I’m queer! Fuck your gender! I’m a cock sucking faggot and I’m here to stay!
[1]Voir cet article, par exemple, qui est plutôt représentatif des articles publiés après que les photos de Maisani eurent filtré : https://www.dailymail.co.uk/tvshowbiz/article-2188405/Anderson-Cooper-escapes-heartache-boyfriends-betrayal-trip-Croatia.html
[2] https://www.popeater.com/2010/08/16/neil-patrick-harris-twins-gay-rights/
[3] https://www.glaad.org/blog/days-our-lives-couple-will-and-sonny-be-married-three-day-tv-event
[4] https://www.glaad.org/blog/congratulations-sara-gilbert-and-linda-perry-married-over-weekend
[5] https://www.glaad.org/blog/jennifer-lopez-be-honored-glaadawards-los-angeles
[6] https://www.huffingtonpost.com/2014/03/03/jared-leto-oscar-transgender_n_4890061.html