Contemplations hors-normes
MARIE-MICHÈLE RHEAULT et MARIE-JO GAREAU
Photo: Satya Jack, www.jackraw.com
Cette édition des Contemplations du câlice prend cette fois-ci les allures d’une courte correspondance entre mon amie Marie-Jo Gareau et moi. Le sujet : comment envisageons-nous l’intimité avec un corps hors normes. On s’est laissées aller, en essayant d’éviter de se censurer. Ça va dans tous les sens, puis c’est bien comme ça. Et ce n’est pas fini. Le temps nous a manqué pour terminer une conversation qui, de toute façon, ne se finira pas de sitôt.
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MJ – Ça fait un an que je suis sur la liste d’attente pour la chirurgie bariatrique. Je me suis inscrite sur cette liste en n’étant pas convaincue que c’était ce que je voulais. Ici, en Abitibi, il y a deux ans d’attente avant de passer sur la table d’opération. Une connaissance m’a dit de m’inscrire même si je n’étais pas prête tout de suite, parce que lorsque tu veux vraiment passer sous le bistouri et qu’il te reste deux ans d’attente, c’est interminable. Ça fait maintenant un an que j’y pense de temps à autre, comme quelque chose de lointain et d’incertain. Mais plus ça approche et plus je me fais à l’idée.
L’autre jour, je soupais avec mon amie et nous nous disions en riant, un peu jaune quand même, que lorsque tu habilles les plus grands points dans les boutiques tailles plus, il est temps de faire quelque chose. C’est là que je suis rendue. J’habille du 4x ou 5x. Certains modèles n’ont même pas de 5x. Déjà que je suis limitée lorsqu’il est temps de choisir mes boutiques pour magasiner, parfois je ne trouve pas ma grandeur dans les boutiques spécialisées. Et là, je ne te parle que du superficiel.
Dans la vie, j’ai toujours foncé. J’ai un travail que j’aime, j’ai mon tendre amoureux, je fais du théâtre, je n’ai pas peur du regard des gens. Et il y a ma perle, ma fille, ma belle Kenza, mon trésor, mon rêve de vie.
Très jeune, j’ai fait des régimes populaires comme Weight Watchers (WW) et Mince à vie. Étant une fille qui fonce et plutôt intense, j’y suis allée à fond. Ma première semaine de WW, j’ai perdu 10 livres. Au bout de six mois, j’en avais perdu 60. J’avais 16 ans. Je pesais 176 livres et me trouvais toujours grosse. J’ai repris une trentaine de livres en un an. Alors je me suis inscrite à Mince à vie. J’avais 17 ans. J’ai dû perdre 20 livres. Ensuite, je suis partie à Montréal et j’ai suivi les traces de ma sœur qui était devenue végétarienne en déménageant à Montréal. Pendant un an, j’ai mangé peu de viande et comme je marchais beaucoup dans la « grand’ ville », je maintenais mon poids. Tout de même, je me trouvais grosse. Un après-midi d’été, j’ai craqué. Mon corps avait probablement besoin de fer et de protéines. J’ai fait cuire un paquet de viande d’orignal que j’avais ramené d’Abitibi et je l’ai dégusté. J’avais privé mon corps de protéines et j’en salivais. J’ai tout mangé. Oh! Ce n’était pas la première fois que je me privais et qu’ensuite je succombais et exagérais! Oh non. C’est connu, après un régime où l’on se prive d’un type d’aliment, bien souvent on se reprend et pas juste à peu près.
J’ai recommencé à manger de la viande. Certaines vieilles habitudes sont revenues. Et le bon vieux cycle s’est répété. Quelques années plus tard, j’ai terminé l’université, j’ai connu Mo, mon amour. L’amour devint grand et nous avons décidé de nous marier. Les vieilles habitudes, qui sont revenues à mesure que le confort augmentait, étaient maintenant bien installées chez nous et mon poids s’en ressentait. Ma mère m’a un jour passé le commentaire que j’avais engraissé et se fut un coup de pelle dans le front. Ce n’était pas banal pour moi que ce soit ma mère qui me fasse ce commentaire.
L’histoire du poids, chez nous, c’est éternel. Du plus loin que je me souvienne, ma mère a fait des régimes. Elle angoissait pour son poids, elle maigrissait et engraissait. Les vieilles habitudes et le fameux cycle. Ma grand-mère a aujourd’hui 85 ans et parle encore de son poids (soupir, soupir). Quand je dis que c’est une histoire qui vient de loin…
Bref, ma mère me dit que j’ai engraissé, j’ai un coup de pelle dans le front et je fais une mégacrise d’angoisse. Je tombe, je me relève. Une semaine plus tard, je commence une thérapie alimentaire. Je suis suivie par une thérapeute et une nutritionniste. Je farfouille en moi pendant près de deux ans. J’apprends beaucoup sur l’alimentation et les saines habitudes alimentaires. Je trouve un centre de yoga où je me sens bien et où j’apprends à connaître mon corps, à le ressentir.
La thérapie et le yoga se terminent en même temps que nous déménageons en Abitibi. Et là, une nouvelle vie commence : nouveaux jobs, notre première maison, un bébé d’amour et le retour du cycle éternel. J’en suis là. Je ne vois plus de lumière au bout du tunnel. La lumière sera peut-être celle que je verrai lors de mon réveil en salle d’opération. Ça fait un an que j’attends.
MM – Quand je me regarde dans le miroir, je ne vois souvent que ma tête. J’ai longtemps (je le fais encore) omis de regarder mon corps. Une sorte de déni, j’imagine, de fuite de l’évidence. Je ne me rends pas compte que j’engraisse parce que je ne me regarde pas. Quand je me trouve belle, c’est parce que je trouve que mon visage est beau. Le reste, je ne le regarde pas souvent. J’aime mieux nier, ça fait moins mal qu’un « coup de pelle dans le front » comme tu dis. Mais des fois, tu as beau essayer d’éviter les coups, la pelle, tu la manges pareil en plein front. Tu t’assois dans le banc de cinéma pis ton cul est tellement serré que tu te demandes comment tu vas faire pour ne pas avoir mal en sortant de là. Les lumières s’éteignent, le film commence et tu imploses. Tes sanglots coulent à flots à l’intérieur. Tu vois tous les signes que tu n’as pas voulu voir : les ami.es qui marchent trop vite pour toi, tes cuisses que tu retiens tout le long du trajet d’autobus pour ne pas qu’elles débordent sur le banc d’à côté, tes souliers qui s’usent en six mois, tes maux de dos/hanche/talons, ton souffle qui s’emballe à la simple vue d’un escalier, l’intérieur de tes cuisses qui frottent ensemble et qui chauffe à mort quand tu portes une robe, robe que tu as pris un point plus grand la dernière fois que tu es allée magasiner. Putain de merde! Me semble que je devrais pouvoir porter une robe sans souffrir le martyre! Puis le linge, ce n’est pas si superficiel que ça. Oui, ce ne sont que des vêtements, mais, pour bien des gens dans notre société, ça fait partie de ce qui nous représente. Ça montre, au premier regard, une partie de notre personnalité. Et puis quand on a un corps « hors normes », comment on fait pour se sentir belle (physiquement s’entend) si ce n’est pas par nos vêtements? On peut se sentir bien et ne pas avoir trop de complexes quant à notre physique, reste qu’on aime ça quand même bien paraître. Puis on a besoin que nos vêtements soient vraiment beaux parce qu’on a toujours l’air « tout croche » quand on est grosse. Sérieusement, des fois, je regarde des filles minces dans la rue en me disant : « Oh! J’aimerais tellement avoir un look comme ça! » Finalement, elles ont le même type de vêtements que moi, mais elles, elles sont tendance, moi, je suis la chienne à Jacques.
Faque qu’est-ce que je fais quand la pelle me pète dans le front? (Après la crise d’angoisse, je veux dire.) Eh bien, je m’inscris au gym, je m’achète des nouveaux souliers de course ou des nouveaux vêtements de sport, je m’entraîne six fois par semaine et je deviens hyperstricte sur mon alimentation. Puis ça ne dure pas longtemps. Évidemment. Les occasions de bouffe/restos/bière sont nombreuses. Je deviens frustrée et découragée. Je trouve que tout ça est injuste et que je ne devrais pas être obligée de faire ça pour avoir un corps décent. Puis je déprime, j’arrête de courir et je mange n’importe quoi. Tu parlais du cycle qui se répète, hein? Ben ça fait près de vingt ans que ça dure pour moi. Chaque fois, ce cycle est accompagné d’un sentiment d’échec terrible qui m’accable de plus en plus. J’en viens à me dire que je ne vais plus jamais essayer de perdre du poids, que je vais rester comme ça. Impossible. Parce que les conséquences sont nombreuses et laissent des cicatrices profondes sur ma santé, sur mon estime de moi, sur mon couple. Est-ce que ce surpoids va me faire faire une crise cardiaque à 40 ans? Vais-je réussir à voyager? Ai-je assez de charisme pour faire ce travail? Vais-je recommencer un jour à avoir envie de montrer mon corps nu à quelqu’un? Parce qu’on va se le dire, le sexe, c’est beaucoup le désir que l’autre nous désire. C’est ben difficile de désirer quand on ne se sent pas désirable. Comment on fait pour s’abandonner à l’autre quand on ne fait que penser à la laideur de notre corps, à ces bourrelets qui revolent d’un bord pis de l’autre, à ces vergetures, ces seins qui n’en finissent plus de grossir et de pendre?
MJ – Tu parles du sexe, ma chérie, je dois dire que depuis que j’habille du 4x-5x (j’ai peur de dire mon poids, comme si de dire la grandeur de mes vêtements effaçait de mon esprit le 3 à la position des centaines du foutu nombre), c’est rendu physiquement difficile de tenir une position confortable pendant l’acte ou même de maintenir un certain niveau de désir. Mon bien-être est aussi beaucoup lié à la façon dont j’ai mangé avant l’acte. C’est certain que pour peser au-delà de 300 livres, je ne me nourris pas seulement pour vivre, mais je vis pour manger et j’excède souvent ma satiété. Je n’ai pas de période de boulimie, donc à chaque repas, je dépasse quasi toujours ce dont mon corps a réellement besoin pour vivre. J’essaie depuis longtemps de vaincre cette dépendance, cette maladie, ce je-ne-sais-quoi. Thérapie, lecture, acupuncture, régimeS, yoga, méditation… Dans la plupart des cas, ça m’a fait du bien, mais ç’a été de courte durée. Le vieux cycle est revenu comme quelque chose d’à la fois rassurant, apaisant, épuisant et éreintant.
Lorsque j’habillais du 2x, je me sentais beaucoup mieux pour le sexe. Je me suis trouvée sexy, pulpeuse, attirante. En gardant toujours un bout de couverture pour cacher mon « tablier graisseux » (Yiouk! Quel terme disgracieux.).
Comme tu le dis, mon amie, j’ai toujours regardé davantage mon visage lorsque je suis devant le miroir. Mais j’ai réussi à attirer. Pas toujours les bonnes personnes, mais bon, j’attirais. Je devais me prouver que j’étais capable. Depuis que je suis jeune adulte, je mets ce qui me plaît en vedette. Mes cheveux, mon visage, ma poitrine, mes jambes. Je camoufle le reste. Je priais le ciel pour qu’un jour quelqu’un m’aime comme je suis avec mon fameux tablier graisseux. J’espérais beaucoup, mais je n’y croyais pas. Quand je faisais l’amour avec des hommes, je croyais que je valais quelque chose. J’ai rencontré Mohamed, et j’ai connu du même coup l’amour, le respect, le désir… Et tu sais quoi? Il donne des bisous à mon ventre, à mon corps entier! As-tu trouvé cette personne ma chérie?
MM – Bien sûr que j’ai trouvé cette personne! Ce qui est malheureux, c’est que je ne la laisse pas me toucher comme j’aime être touchée, comme elle aime me toucher. C’est terrible de se mettre des barrières comme ça. Ma tête bloque tout! Dès que se pointe mon désir, je recule, je frissonne, je me ferme, comme si j’avais été très profondément blessée par quelqu’un. Mais tu sais quoi? Jamais quelqu’un ne m’a fait sentir ça. On ne m’a jamais dit « je ne te désire pas » ou « je ne te désire plus comme avant ». Non. Tout ça est dans ma tête. C’est moi qui juge que je ne suis pas désirable. Pourtant, moi je désire des gens avec toutes sortes de corps. Des gens différents : des gars, des filles, des minces, des rond.es, des grand.es et des petit.es. Je ne serais pas stoppée par le handicap de quelqu’un ou une cicatrice importante. Pourquoi je pense, alors, que mes kilos en trop sont absolument répulsifs? Pourquoi les gens qui me regardent seraient dégoûtés par mon corps? Je pense que malgré ma volonté de faire un pied de nez aux diktats de la beauté féminine, les stéréotypes me sont rentrés dans la tête bien comme il faut. J’ai gobé, bien malgré moi, la plupart des préceptes machos qui dictent ce qui est beau d’un corps de femme. C’est bien triste tout ça. Les femmes en sont venues à croire que ces standards loufoques sont légitimes et je fais partie du lot. Hier, je regardais Canal Vie et une bonne majorité des commerciaux faisaient une corrélation directe entre la beauté (c.-à-d. de beaux vêtements, la minceur, des cils volumineux et une peau sans rides) et la confiance en soi. Et puis ce n’était pas que les commerciaux, les émissions aussi avec en tête cette fameuse émission Quel âge me donnez-vous? de Jean Airoldi. Je n’ai regardé qu’un seul épisode et je peux clairement te dire que ce n’est pas de Botox dont ces femmes ont besoin, mais d’une psychothérapie. Pourquoi teindre les cheveux de Wendy qui a peur de sortir de chez elle et d’aller au MARIAGE de SA PROPRE FILLE parce qu’elle se trouve laide? Elle a besoin d’aide, pas d’une nouvelle robe! Comme elle, on a probablement plus besoin d’aide que de perdre 10-20-30 kilos. Le problème, c’est que tout autour de nous tente de nous vendre l’idée que c’est, dans notre cas, la minceur qui nous rendra la paix intérieure. C’est de la foutaise tout ça. Puis au fond, c’est peut-être plus facile pour moi de maigrir que d’aller voir chez le psy si j’y suis.