Communauté, communautaire et autres complications féministes

Vieux rose

MARIE-ÈVE DUCHESNE

 

J’aime ma job. Depuis mon premier jour de stage en septembre 2004, j’ai toujours su que j’étais faite pour l’organisation communautaire et la défense collective des droits. Enfin, je mettais des mots sur plusieurs malaises ou plusieurs questions que ma formation en travail social avait provoqués chez moi au fil des années. J’avais enfin trouvé une voie pour moi. Au fil du temps, j’ai approfondi mes réflexions féministes, travaillant et militant entre autres dans un groupe de femmes sans emploi. Nos formations collectives mettaient en lumière l’intersection de deux oppressions : celle vécue par les femmes dans un système patriarcal, mais celle aussi vécue par les femmes sans emploi dans un système capitaliste. De nos combats et nos luttes ressortaient de la créativité, du chant, de la colère et de l’indignation. De notre quotidien comme collectif de femmes se dégageaient de grandes et de petites victoires, de la complicité, des défaites, des obstacles, mais aussi des contradictions. Travailler dans un groupe populaire, c’est tenter de vivre à petite échelle une autre option à la société, mais aussi d’y voir les reflets d’un système qui ne correspond pas toujours à ce que l’on veut.

Je suis féministe. Sans avoir vraiment toujours tout compris de ce que sous-entendent les théories, j’ai toujours su que je l’étais. Je me souviens d’ailleurs d’un cours suivi dans le cadre de la formation en travail social où la question nous avait été posée : combien d’entre vous se disent féministes? Je m’étais retrouvée seule à lever la main. Comme quelque chose de viscéral et qui veut te sortir par tous les pores de la peau, le besoin était trop fort de lever la main.

Parfois, les contradictions nous sautent au visage. Mais parfois, y’a des choix pas évidents à faire. Parfois, je dois choisir entre mes valeurs féministes « en théorie » et mon travail d’organisation communautaire dans un groupe populaire « en pratique ». Depuis que je travaille dans un groupe populaire mixte, plusieurs questions et réflexions se présentent sans crier gare : les malaises se pointent et, au cas par cas, je regarde de quel côté la balance va pencher.

Des exemples? Le quotidien en est rempli. Et les tensions sont régulières dans ma pratique entre la ligne féministe « parfaite » que je voudrais pouvoir suivre et mes principes d’inclusion du plus grand nombre de personnes.

La vaisselle : j’ai toujours haï faire la vaisselle (comme probablement la majorité de la population). Mais depuis que je travaille dans un groupe mixte, je pogne d’autant plus les nerfs. Il me semble que mon tour revient beaucoup plus rapidement que d’autres. Quand des militant-e-s donnent un coup de main, mis à part une ou deux exceptions, la majorité du temps cette tâche est assumée par les femmes. Pourtant, je ne dis rien. Du moins, pour le moment. Parce que des fois je me dis que j’ai un salaire pour faire ça. Parce que c’est ce que je me disais quand je travaillais dans un groupe de femmes et que je trouvais que mon tour revenait plus souvent que d’autres (ou du moins que je faisais partie de celles qui en avait la préoccupation). Maintenant qu’on y ajoute un aspect genré, je trouve ça plus frustrant? De quel côté la balance penchera? Cette tension demeure à suivre …

Les jokes plates et les commentaires paternalistes : tout le monde connaît ça, les remarques poches, les jokes qui ne font pas rire la féministe en moi. Ou les commentaires de trop où on nous explique la vie. Je me souviens d’un moment où un membre du groupe s’était permis une joke plutôt plate. Sans en dire trop, sachez qu’elle impliquait une femme, un volant et un véhicule motorisé de quatre roues. Ou encore la fois où on a voulu m’expliquer comment remplir un seau d’eau (c’est pas des farces).

Bon.

On fait quoi? On lui répond sur le coup qu’on ne trouve pas ça vraiment drôle? Tout dépendant des visages du groupe ou de la situation, on laisse passer sans rien dire ou on agit? On lui présente tous les arguments féministes qui font que cette blague ou que ce commentaire sont inacceptables? La féministe en moi hurle un peu par en dedans.

Mais.

L’organisatrice communautaire en moi m’apporte d’autres réflexions. Cette joke que je trouve plate, on l’entend à la radio, à la télévision. La personne qui la répète le fait pour tenter de faire rire le groupe dans une situation de première rencontre où les personnes ne se connaissent pas. Je peux m’offusquer de sa manière de vouloir s’intégrer au groupe, mais ne s’agit-il pas aussi d’une différence de classe entre nous? Comment faire respecter des valeurs féministes sans pour autant censurer ou mettre mal à l’aise des personnes dont on entend très peu la voix dans notre société? Même chose pour le commentaire paternaliste : l’idée de vouloir « m’aider » n’est pas forcément mauvaise. Mais c’est la manière dont le tout se passe qui me dérange. Comment ne pas décourager une personne quand son geste, bien que paternaliste, part d’une bonne intention?

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Travailler dans un groupe populaire, comme je le disais au début, c’est une communauté à plus petite échelle. Et à l’intérieur même de cette communauté communautaire, les rapports de pouvoir s’exercent de différentes manières. Tout comme dans notre société à plus grande échelle. Mais c’est à l’intérieur de cette petite communauté tissée serrée que je sens les plus grandes contradictions entre mes valeurs féministes, les différences de cultures, de classes et les amitiés de militance qui se tissent au gré des saisons. C’est à l’intérieur de cette petite communauté que je m’ancre aux réalités des personnes qui m’entourent, me permettant d’expérimenter ma propre pratique, celle qui allie mes valeurs féministes et communautaires pour tenter chaque jour de transformer un petit peu ce monde. Un pas à la fois. Pour rien au monde, je ne changerais quoi que ce soit dans ce milieu rempli de défis motivants. J’aime ma job et je suis féministe. En théorie et en pratique. Point.