Clope et yoga même combat

AELIUS MARULLINUS

Illustration: Anne-Christine Guy

 

 

Quand est-ce que la guérison se termine?
Pis quand est-ce qu’on commence à juste chill, savourer le fait d’être guéri?
J’ai entendu ça à la radio l’été dernier, le moment exact est flou
Comme les vieilles paroles de mon vieux coach Radou
Il disait : pratique ta gauche jusqu’à ce que tu sois gaucher
Fais-toi transparent, sois caméléon
L’scénario avance vite
C’pus 2011, kid

Feck me v’là sur le même vieux terrain que j’squat
À essayer de r’trouver ma droite

Kenlo, L’AN 16

Texte : https://genius.com/Kenlo-lan-16-lyrics

Court-métrage https://www.youtube.com/watch?v=gEbBrtYYCMg

 

 

Dix à vingt secondes après une puff de cig, la nicotine dans la fumée inhalée a passé la barrière hématoencéphalique et s’est infiltrée dans mon cerveau, mi-bienvenue, mi-intruse. Mon système de récompense est stimulé, la dopamine relâchée, et je ressens l’euphorie maximale en dedans de 15 minutes. Puis elle se dégrade, la dopamine, je cesse d’être dopé et son manque commence à se faire sentir. Tôt ou tard, je suis mû par ce besoin d’aller me stimuler de nouveau. Manteau, botte, porte, coup de vent, briquet, puff, soupir de soulagement, botche, retour à la routine. L’autre routine, celle dans laquelle le cycle de la fumette s’incruste, s’attache; symbiote ou parasite, on ne sait trop.

 

« Mais qui commence à fumer en 2015? » Oh qu’on s’est permis de me la poser cette question. Viens-t’en, on va s’en parler, ce s’ra pas long, yink le temps d’une clope. Outre la réponse évidente, « moi », il y a le fait étrange que je me demandais la même chose. J’avais la curieuse impression d’avoir manqué à l’appel de l’âge d’or de la cigarette. Fumer dans les bars, dans les lieux de travail, ou profiter de cette notion étrange qu’est la section « fumeurs » d’un restaurant, à peu près aussi convaincante que des sections pipi / non-pipi à la piscine municipale. Mécanique des fluides quelqu’un? J’ai manqué ma chance de vivre paisiblement en tant que dilettante nicotinomane. Aujourd’hui, tout ce qui est tabagisme est honni, proscrit. Ce qui était permis est impermis. La liberté des fumeu.ses.rs est partie en fumée.

 

J’ai refusé qu’on me parle de haut concernant mon tabagisme. Mon coming out s’est fait à 29 ans; après un long parcours, il a fallu reconnaître que j’aimais l’effet qu’a la nicotine sur mon corps, mon cerveau, mes habitudes, et que le mécanisme de livraison que j’allais préconiser pour importer cette molécule dans mon système, c’est la cigarette. Il n’y aura pas d’apologie de cette décision ici. Faut-il le répéter? Mon corps, ma vie, mon choix.

 

Vieille blague soviétique :

Deux collègues sortent de l’usine un soir. L’un d’eux s’allume une cigarette. L’autre lui pointe une affiche de propagande antitabac, et lui fait la remontrance :

– Ne sais-tu pas que fumer, ce n’est rien d’autre que de se condamner à une mort très lente?

– Ça me va, camarade; je ne suis pas du tout pressé.

 

Fumer fut un choix personnel qui s’est fait lentement, à travers différentes périodes, mon rapport à la nicotine ayant évolué par phases. Au départ, un anti-tabagisme féroce, nourri de souvenirs d’enfance : des nuits passées sous la tente d’oxygène, et les ravages de la cigarette auto-infligés par mon père à son corps, jusqu’à ce qu’il cesse de fumer et adopte une rigidité tout autant auto-infligée dans sa lutte contre le tabac. Une rigidité contagieuse. Je me refusais même d’inclure du tabac dans mes joints de pot. Premier décalage : une introduction au tabac par les cigares et les bidis à la fin de l’adolescence. Un mécanisme de livraison plaisant, dans des formats relativement inaccessibles et inefficaces, pouvant donc difficilement mener à la dépendance. Puis le plaisir de partager le narguilé (shisha) entre ami.e.s, les premières soirées passées à fumer tous et toutes ensemble, dans notre salon ou celui du Sultan.

Mais c’est le cannabis qui fut finalement mon gateway drug vers le tabac. C’est également ma consommation de cannabis qui a défini ma relation à la fumée. Ça, et ma pratique de la méditation et du yoga. Pour une tranche de yogi (et pour le lectorat du Châtelaine), le yoga est la voie royale vers la santé (yoga = santé). Pour la conscience populaire, bombardée de pub antitabac, la cigarette est l’exemple même d’un comportement malsain pour la santé (clope ≠ santé). Comment l’épitome et l’antipode de la santé pourraient-ils avoir quoi que ce soit en commun? Ça paraît contre-intuitif pour quiconque adopte ces catégorisations. L’auteur des Mots et des choses maintient un rictus dans sa tombe.

 

C’est si simple pourtant : le souffle, l’essence même de la vie. Les visions des « spiritistes » concernant le départ d’un.e proche regretté.e s’élaborent toujours autour des détails de son dernier souffle. No shit, Sherlock, nous dirait James Randi. Sans souffle, point de vie. Sans contrôle du souffle, de son cycle d’inhalations et d’expirations coordonnées aux mouvements mêmes du corps, point de yoga. Sans souffle, point de fumette.

 

Un cycle de souffle en cinq temps, dans mon cas.

  1. Inhaler la fumée dans les voies respiratoires supérieures.
  2. Flusher vers les poumons avec un chaser d’air ambiant.
  3. Expirer la fumée.
  4. Inhaler l’air ambiant.
  5. Expirer.

 

Répéter. La puff entre, profondément, puis ressort.

 

Pour moi, fumer est une pratique de méditation, l’avait toujours été du moins. Sans doute lié à ma consommation de cannabis, fumer implique de me plonger dans une contemplation intense et pensive, centrée autour des petits gestes répétitifs de l’inhalation, de l’expiration, sur la danse de la fumée, qui virevolte devant nos yeux. De par la rareté relative de la ressource, du moins comparée au tabac ou à l’alcool, fumer du cannabis est un geste pesé, de concentration, par lequel on évite les pertes, le gaspillage. Des comportements inscrits dans une logique d’économie de bouts de joints, et devenus ritualisés avec l’habitude, n’ont plus besoin d’être déclenchés consciemment; dans leur réitération peut s’installer un état de tranquillité méditative, que j’ai reproduit et retrouvé au fur et à mesure que j’ai adopté la fumée du cigare, de la shisha, et finalement, de la cigarette.

 

Les drogues ont leur vie secrète et leurs rites initiatiques. C’est ce que décrit Howard Becker, pionnier des années 50 en sociologie de la marijuana, dans son portrait des Outsider[s]. Le terme regroupe à la fois les personnes déviantes et marginales qui adoptent un mode de vie non conforme aux normes sociales dominantes, et celles qui tentent de rejoindre ces groupes de déviant.e.s sans connaître leurs codes et leurs normes. La cigarette et les groupes de fumeurs et fumeuses sont sites de ces dynamiques multiples de déviance, mais c’est à la marijuana que j’ai d’abord été initié, et à laquelle je me réfère.

 

Fumer un joint est après tout un geste codé. D’abord, dans la manière de le rouler, puis à la posture plutôt circulaire à adopter en groupe pour le partager, ainsi que le positionnement des individus dans le cercle, qui sert à faciliter l’ordre dans lequel le joint doit circuler dans un groupe : de la personne ayant roulé à celle ayant fourni le (plus de) pot, en continuant la séquence en sens horaire ou antihoraire, selon le positionnement des deux premières personnes à puffer. Sans cette circularité, la passe du joint se fait de façon chaotique, et on en vient, sous les effets et la distraction, à oublier la séquence exacte. C’est ce qui mène au phénomène de la frite McDo, où une personne qui devrait simplement passer le joint à une autre en prend une puff au passage. Sans oublier que la prise d’une puff elle-même est normée; elle ne peut être trop longue dans un contexte de partage, elle ne peut non plus être trop courte sans se faire outer comme novice et sans technique, et certains groupes de fumeur.se.s verront mal une approche puffpuff-passe.

 

C’est autour de cet ensemble de nécessités, d’économie, d’appartenance sociale, et également, de la recherche d’un high, que se développent avec l’expérience des techniques d’inhalation plus ou moins élaborées. La technique séquentielle décrite ci-haut, transposée à la cigarette, origine de mes jours de pot-head. Il y en a d’autres. On peut également inhaler un peu de fumée puis plusieurs bouffées, sans exhaler, pour que descende bien profondément la fumée. Finalement, certain.e.s vont exhaler la fumée par la bouche tout en inhalant par le nez. Contrôle du souffle que je disais. Vraiment, tous les coups sont permis.

 

Fumer, que ce soit un joint ou un cigare ou une shisha, avait toujours porté la marque d’un geste éminemment social. C’était toujours un plaisir partagé. La possibilité de transposer le rituel, le contrôle du souffle, la contemplation méditative à un autre médium s’est présentée et a été saisie. C’est graduellement que s’est installée la pratique de la fumette sociale du tabac, et la véritable découverte de la cigarette, qui était restée bien loin de mes lèvres tout ce temps. Et c’est seulement avec la cigarette que fumer s’est développé en pratique potentiellement solitaire.

 

La nourriture qu’on consomme m’importe moins que la bonne compagnie des gens avec qui on la partage. Qu’est-ce qu’un aliment, si ce n’est un mécanisme de livraison à nos corps d’une série de molécules nécessaires au maintien de la vie, les nutriments. L’amour nouvellement découvert d’une molécule non nécessaire, la nicotine, nécessitait tout autant son mécanisme de livraison. La cigarette, ce produit industriel, homologué, standardisé, s’est imposée. La dose, la texture, l’odeur, la saveur, la force, toutes les qualités reproduites avec une fidélité presque parfaite d’un objet à un autre, séquentiellement produit, emballé, distribué, vendu, déballé et consommé. La conversion à la cigarette est complète lorsqu’on a sa marque, et qu’on est marqué.e comme au fer par ce tour de force du marketing industriel d’un capitalisme avancé.

 

Non pas que chaque puff ou chaque cigarette soient identiques à une autre. Dans cette perpétuelle réitération du même, outre les défauts de fabrication, il y a toute une panoplie de possibilités de différences. Il y a l’euphorie nicotinée de la clope qui met fin à un jeûne forcé. Il y a la fumette d’un plaisir coupable quand on entame la première d’un nouveau pack qu’on s’était dit qu’on n’achèterait pas. Il y a la toux grasse d’une clope de saison de grippe. La toke pressée alors que le bus arrive sur une cigarette dont on s’apprête à déchirer le tison avant d’embarquer. La mauvaise puff qui donne la nausée tout d’un coup. La puff au lit après avoir fait l’amour. Tirer la fumée de manière nerveuse en fuyant une situation anxiogène.

 

Pour pouvoir avoir ses clopes avec soi en tout temps, et ainsi pouvoir fumer quand on le veut, une nouvelle série d’habitudes se forgent, tout comme une déviation des habitudes existantes. On se projette dans le temps, on anticipe le besoin de clopes. De tant de clopes. Un paquet. Deux paquets. Il faut avoir une perception plutôt réaliste de sa consommation… et de la progression de celle-ci vers les excès de la dépendance. Quand j’ai acheté mon premier paquet, j’ai dû faire un mois complet avec. J’ai eu des prises de conscience graduelles au fur et à mesure que j’accélérais la fréquence d’achat. Un pack par semaine, deux par semaine, un tous les deux jours, un par jour. Si je pars trois jours en chalet, j’achète trois paquets, garanti. Il se développe une perception de soi en tant que fumeur.se : la quantité de consommation, la marque recherchée, les marques de substitution acceptables au pis aller. Il faut en tout temps avoir ces informations à l’esprit pour naviguer son habitude. Se développe alors une conception odographique de l’espace : connaître en tout temps le chemin vers le point d’approvisionnement le plus proche, ce qui oblige à compiler mentalement toute une série d’informations sur les deps qu’on fréquente, informations auxquelles on était au préalable indifférent.e. Surtout, quel dep a ma marque? Et si la gorge en arrache, lesquels ont des Halls?

 

Fumer marque le temps qui passe. Je peux savoir comment avance ma journée en me rappelant, concrètement, que j’en suis à ma cinquième clope aujourd’hui. Lorsque je me souviens d’un événement que je peine à replacer dans le temps, tout devient plus facile en me rappelant combien de cigarettes je fumais à ce moment-là. Une par jour? Ça devait être en automne 2015. Facile de même, toi. Et quand j’appréhende une longue période anxiogène à venir, tout devient plus facile si je sais avec assurance que j’aurai assez de cigarettes avec moi.

 

Mais la plus importante déviation des habitudes, pour moi, ça a été le changement du focus. D’une pratique méditative à une dépendance, d’une fumette sociale à une fumette de plus en plus solitaire d’autant plus qu’elle est fréquente, j’ai une impression d’être de plus en plus en décalage avec les raisons pour lesquelles j’ai commencé à fumer. Fumer de manière quotidienne, habituelle, et non pas intentionnelle et rituelle me fait sentir la perte de la pratique méditative de la fumette. Fumer dans la préoccupation, pour alléger le stress, m’empêche de plonger dans la contemplation du geste ritualisé. La cigarette, ses cycles de consommation compulsive, son aise d’accès, une fois rendus incorporés au mode de vie s’opposent à cette pratique méditative, s’y portent en obstacle. Fumer plus, c’est fumer différemment. Une part de nostalgie, tournée vers le passé, cherche à retrouver une pratique de la fumée. Vivre le moment présent du souffle, plutôt que l’anticipation du rush de la nicotine. Ma consommation de la cigarette déplace l’attention apportée au geste, elle est de moins en moins forte au moment de fumer et de plus en plus forte au moment où on ne fume pas. Bref, j’ai fumé pour méditer, et le constant état d’attente du déclenchement du système de récompense est tout sauf cela. Un peu comme j’ai commencé le yoga pour ma santé, et que je me suis retrouvé avec une entorse et un déplacement de vertèbre à la suite de mouvements excessifs. Il faut savoir garder l’œil sur l’essentiel, quitte à se calmer un peu, revenir en arrière, et recommencer, en tentant de maintenir l’équilibre.

« Feck me v’là sur le même vieux terrain que j’squat, à essayer de r’trouver ma droite. »