Clara Lagacé

poèmes épistolaires

(ou lettres aux femmes féroces de ma vie)

 

 

chère L–,

c’était début septembre et la rentrée j’entendais
des variantes de ton accent tout le temps
j’ai hâte à ta visite
j’en parle à tout le monde j’en parle trop sans doute
c’est que ce n’est pas souvent que tu traverses l’océan
j’ai reçu ta lettre merci ça me fait toujours
du bien d’écouter ta voix
tu veux planter racines
buriner la terre et semer une drôle d’ivresse
dans ton corps la résine de nos folies
ce n’est pas demain la veille qu’on fera pousser les sols
dessouchées par nos ancêtres
avec la ménagerie de nos envies
dernièrement je me demande de quoi t’as soif quand t’as soif?
et qu’est-ce qui chatouille ton sommeil
le matin juste avant l’aurore?
ici le blanc de la neige vient et repart c’est difficile
à suivre penses-tu que la nuit s’opacifie des fois?
demande-moi plus ça achève-tu
amanchée de même sans culotte ni brassière
je saurais pas quoi te répondre
à bientôt,
C.


 

chère M–,


je t’écris pour te dire que
j’ai vu une grande partie d’un encore plus grand continent
et j’ai pensé à toi
ça te surprend peut-être
mais c’est la vérité
pendant que tu t’acharnais à apprendre la ferraille des codes judiciaires
la peur du trou de mémoire te réveillant à pas d’heure
dans ton corps l’amertume
je négociais les rues polluées de Chiclayo
je mangeais au kiosque d’une femme qui sert des centaines de personnes par jour à
une vitesse alarmante dans le marché de Quito
je roulais sur l’autoroute désertique entre
Calama et La Serena la nuit sous un ciel
recouvert d’étoiles
et ça m’a laissé humble
j’ai vu un corps mort pour la première fois
tu vivais un drame amoureux qui se remet en branle
puis s’arrête définitivement
le scénario classique qui fait mal en sale

 

aujourd’hui noël je romprai les murs, le froid
cette année je reste
je serai là
bisous,
C.


 

chère N–,

don’t stop me now j’m’amuse tellement
j’irai où tu iras mais don’t stop me now
même si l’éternité ne commence pas ce soir
finalement
je cuisine et danse
pense à toi, on n’est jamais allées danser
on va le faire
cette missive c’est pour te le promettre
avant que nos vies viennent à la charge
pendant que le seuil de tout est encore offert à nous
la nuit s’amasse dans ma fenêtre
je vois l’hôpital juif encore allumé
décembre suspend
des odeurs de pain d’épice au-dessus
des théières qui n’auraient jamais été faute de saison
j’ai dans la tête un vieux sapin et le lieu commun de notre angoisse
en mijotant des pois chiches au tandoori
le sept janvier arrive toujours trop vite
j’l’échangerais bien contre tes photos où on voit tout
sous le faisceau de ton regard les amis s’illuminent
les ennuis s’estompent vaguement derrière
ton objectif tu as trafiqué d’anciennes amitiés
il reste toujours des miettes et des taches de sauce quand je cuisine
tu grattes le non-sens
en marchant vite vite vite
fredonnant la même ritournelle
et ses nombreuses variations
la griffure du soleil sur ta peau fragile
dans ton corps la course
le sept janvier arrivera quand même trop tôt cette année
faut pas te presser
à demain,
C.


Clara Lagacé a publié des textes dans les magazines RoomLa Bonante, et Scrivener. Elle est également collaboratrice au blogue féministe et littéraire Le fil rougeElle vit à Montréal.