Chronos
AMÉLIE
Illustration: Anne-Christine Guy
Une des premières choses que tu m’as dites, c’est que mes chevilles manquaient de flexibilité. J’ai beaucoup ri, intérieurement. Ton impression diagnostique a révélé le fossé abyssal qui sépare nos vies. D’abord, je n’avais jamais pensé que des chevilles pouvaient être flexibles ou rigides — je ne pense pas à des choses comme ça dans la vie. Je pense à calmer mon pouls, à mettre un pied devant l’autre sans tomber, à paraître normale, en santé, fonctionnelle, à gérer le front, à montrer que je continue et à être fière de mes six ans et demi d’abstinence d’alcool et de drogue, à répondre que « ça va beaucoup mieux » depuis que je suis clean, que je suis en sécurité maintenant, que je ne risque plus d’être trouvée morte derrière le motel. J’étais ça, moi, j’ai été cette fille-là.
J’avais envie de te répondre qu’elles devaient effectivement être rigides, mes chevilles, parce qu’en 2008, pendant que tu courais probablement ton 5 km en 20 minutes, on m’a cassé les jambes au coin de Saint-André et Maisonneuve. J’avais le goût, le besoin même, de tout t’envoyer, de te vomir ma vie d’un trait, pour que je n’aie pu à détourner la conversation quand tu me parles de temps à investir dans l’entraînement pour que ça rapporte. J’avais envie de te raconter qu’elles pouvaient être rigides, mes chevilles, surtout depuis qu’on m’a envoyée sur le béton parce que j’avais volé cinq piasses au Black pour m’acheter une grosse bière tellement j’avais la gorge asséchée. J’avais soif, le temps s’égrainait tellement lentement entre deux poffes. Je n’avais pas dormi depuis 36 heures et j’ai juste mal évalué son potentiel de cogneur.
[Lendemain de black-out. J’ai des petits cailloux collés sur mes genoux et dans les plis de mes chevilles qui saignent.]
J’avais envie de te raconter que j’ai pris ma première brosse à 13 ans avec mon père, qu’il m’a acheté un paquet de cigarettes au Bonisoir et m’a dit avec sa voix de vieux tabac humide : « Ne deviens pas qui je suis. » Je l’ai écouté à 29 ans, parce que j’étais devenue en danger de mort. J’ai passé les 16 autres à éteindre des feux avec des gaz qui les rallument. Le brasier était devenu incontrôlable et j’étais devenue un débris d’incendie, qui traînasse son corps gelé avec un front de séminaires de doctorat, et que dans le monde académique, même à l’UQAM, on parle de ces filles-là seulement dans les cours de Théories de l’exclusion sociale. On ne les connaît pas personnellement, ou alors on s’en éloigne parce qu’elles sont la honte de nos vins et fromages lorsqu’elles arrivent déjà saoules.
Alors que mes chevilles puissent être rigides, ça se peut Andric. Que mes yeux ne voient plus clair, que mon système nerveux central parte en vrille, que mon taux de sucre soit constamment déréglé, c’est possible aussi. J’ai pensé : il n’a aucune idée de la mort ce gars-là. Il vit depuis des lunes dans un monde métallique de sueur et de douches, de protéines et d’entraînements par intervalles. Puis, je t’ai mieux connu. J’ai appris que tu avais vu des gamines manger du styromousse. J’ai appris qu’on t’avait déjà menacé dans un RER. Que tu avais déjà eu mal au point de vouloir tuer. J’ai compris que tu frontais, toi aussi. Et surtout, j’ai compris que tu savais comment calmer ton feu sans l’éteindre. Je voulais que tu me montres comment vivre un jour après l’autre, 24 heures qui s’enchaînent sans s’abolir — même quand le feu est pris.
***
Quand j’ai décidé de te suivre, de suer pour pouvoir rester vivante pour mon enfant, tu m’as tellement tirée vers le haut que j’ai pu voir depuis la cime tout ce que j’avais à lui donner, tout ce qui allait se perdre dans l’abîme si je n’y arrivais pas, si je rechutais, si je ne restais pas en vie. Tu as tellement tiré fort, au-dessus de moi-même, que je n’ai pas reconnu cette personne devant toi qui s’extirpait d’elle-même, qui rompait avec des siècles et des générations d’anéantissement de soi. J’ai pensé : je suis en train de me mettre au monde en même temps que je coupe le fil d’une autodestruction intergénérationnelle.
Je retournais aux origines fondamentales, et c’est toi qui m’as appris à me tenir debout. J’ai marché, j’ai couru, j’ai réalisé que j’avais un corps; il s’est réveillé après ce long sommeil ancestral, j’ai dû apprendre à marcher correctement, à mettre un pied devant l’autre sans tomber. Une fois, on a joué à se lancer la balle. J’ai pleuré après l’entraînement sous la douche, parce que j’ai vu l’ampleur de l’absence de fondations internes; je n’avais jamais joué à balle.
[Lendemain de black-out. Je pense toujours à toi, j’ai mal au ventre quand je te vois. Qu’est-ce que je t’ai dit hier? J’étais sobre, pourtant.]
***
J’ai lu sur le transfert d’addiction et on m’a dit : le temps va tout arranger, prie Chronos. Le visage de cet homme va disparaître, se fondre comme un souvenir dont tu connais à peine l’existence. Ne plus nourrir le loup, garder à distance la pulsion, puis l’accueillir, l’accepter, pour passer à autre chose : c’est le processus normal d’un désir inassouvi, laissé en plan dans le temps, immobile. Fais ton pas, fais ton effort, lâche prise, ne t’y accroche pas, laisse passer la pensée. Laisse passer la pensée, tu me niaises-tu? Un corps, c’est rien qu’un corps, du gras, des tendons, de la peau, toutes ces images vont s’évanouir dans le néant des impossibilités historiques. Des lèvres, ce ne sont que des parties charnues qui constituent la cloison antérieure de la bouche, dés-érotise. C’est comme une bouteille de vin sur la table, placée devant toi : regarde le verre utilisé, les grains du liège, la couleur de l’étiquette, dé-symbolise là.
Abstiens-toi. Et tout cela s’envolera en fumée. Avec la même puissance que son apparition.