Chronique de cubes – section interactive
LAURENCE SIMARD
Préambule
L’idée de « faire du sport », ou pire encore, « de l’activité physique », me rebute profondément.
Je ressens toujours un malaise lorsqu’on m’appose l’épithète de « sportive », en référence à mes pauvres petits kilomètres courus poussivement sur les plaines. Je bredouille un démenti embarrassé, « non, mais je cours pas vite là… et c’est juste pour ma santé mentale… », mortifiée qu’une part de mes habitudes d’hygiène de vie banale soit catégorisée de la sorte et encensée au grand jour, et – surtout – horrifiée à l’idée d’être si entièrement incomprise que cette partie de mon intimité puisse être considérée comme prétexte valable et bienvenu à socialiser avec le premier quidam venu.
Je ne juge personne ceci dit. Vautrez-vous dans le sport tout votre saoul, bâtissez de chaudes camaraderies à jaser de vos pratiques sportives, soit, mais mêlez-moi pas à ça.
Faisant fi de cet aimable précepte, sur lequel repose il me semble une bonne partie des éléments d’une vie harmonieuse en société, le « Grand défi Pierre Lavoie », disent les internettes, « s’est donné pour mission d’encourager les Québécois [sic] à adopter de saines habitudes de vie sur une base régulière de façon à ce que les choix santé deviennent la norme pour les générations de demain. »
Si étaler à tout vent mon petit quant-à-moi me déplaît, une chose que je fais volontiers c’est chialer, et le ton agressivement enjoué, normalisant et intrusif du Grand défi m’enlève toute trace d’inhibition, voire de bonne foi. C’est l’équivalent de Noël pour la chiâleuse que je suis – une célébration d’atroce mauvais goût des habitudes de vie privée jugées vertueuses, accompagnée d’un opprobre bien senti envers les hordes de malpropres qui consacrent leurs loisirs à tivi, bière, party mix et – scandale! – cigarettes, ces ennemis publics, ces mauvais esprits qui refusent d’admettre que le sport, c’est la santé, et ce POUR LEUR PROPRE BIEN.
Le Grand défi en soi m’inspire moult vitupérations, mais n’accote pas – beaucoup s’en faut – le défi des cubes d’énergie, sa variante suppôt, adopté dans toutes les écoles de la province, qui représente pour moi un inépuisable filon de créativité et de vilipenderies. La manne est ouverte.
« Mais c’est quoi, Laurence, les cubes d’énergie? » me demande quelque bienheureux-se qui, n’ayant point enfanté, peut se permettre d’adopter une superbe indifférence face à ce déplorable phénomène.
C’est simple : chaque enfant d’âge scolaire se voit attribuer un carnet de cubes, qu’elle ou il peut colorier à mesure que sont accumulées des minutes d’exercice (15 minutes = 1 cube) effectuées par ledit ou ladite enfant, ou par un membre de sa famille dûment enquiquiné pour « faire des cubes ». Le tout est lié à une sombre histoire de concours – l’an passé, par exemple, il était question d’une fin de semaine à la Ronde, qu’ont dû se taper de malheureux parents de l’école affligée d’une telle victoire.
Émanant d’un projet qui, à la base, a de quoi faire sourciller – voir invectivations ci-haut –, l’idée des cubes d’énergie ajoute l’insulte à l’injure. C’est la goutte qui fait déborder ce vase de vulgarité nocive, symptomatique d’une société absolument décadente, qui comptabilise enthousiaste les calories dépensées, le bon air frais respiré, qui régimente les satisfactions les plus primaires de l’existence selon un modèle scientifiquement établi (Foucault capoterait), avec l’accent faux bon enfant des campagnes antitabac du gouvernement fédéral, « la drogue c’est mal les enfants, le saviez-vous? Regardez cette belle bande de jeunes en santé là-bas, ne sont-ils pas “cool”? » (Les guillemets du « cool » indiquant la petite liberté qu’on s’est octroyée ostensiblement : utiliser un mot vernaculaire, heurtant la rationalité systématiquement inefficace de toute bonne bureaucratie, prouvant jusqu’où on est prêt-es à aller pour faire rimer santé avec funné.)
(Note à la lectrice, les cubes d’énergie sont toutte sauf funnés.)
Voilà pour le leitmotiv. Ça dure un mois ce maudit défi-là, et je vais en chialer tous les jours que le bon Dieu emmènera. Je m’offre donc à vous en faire un calendrier de l’avent : un jour une chialerie. Ou peut-être certaines chialeries plus consistantes pourront faire pour plusieurs jours, on verra.
J’entends déjà les esprits chagrins protester : « Mais Laurence, le défi des cubes c’est au mois de mai. Rapport le calendrier de l’avent – tu peux ben chialer tous les jours sans tenter de te justifier avec des velléités esthétiques… » La réponse c’est que j’y ai pensé dans le temps de Noël à ce texte-là. Comme Frank Sinatra, il a fait son album de Noël en plein été. C’est de même ça marche.
(NB : je le sais pas combien il en aura de jours, le défi des cubes cette année, ce qui m’enlève toute prétention à la rigueur. La lectrice avisée aura compris que je m’en sacre.)
Jour 1.
En ce premier jour du Grand défi, ma fille, oracle de calamités à venir dans un avenir prochain, revient de l’école la tête pleine de cubes. L’air est pesant d’un inévitable encore imprécis : les criss de cubes d’énergie, ça va assurément être du « trouble », selon l’usage du terme établi par François Blais :
La devise [de la mère de Martin], qu’elle répétait plusieurs fois par jour, tenait en cinq mots : « J’veux pas de trouble! », le vocable « trouble » couvrant dans ce contexte un champ sémantique quasiment infini. [1]
Le défi des cubes, je le sens déjà confusément, parviendra à fauter le trouble par des voies quasiment infinies – à commencer par le fait que cette pensée coupable m’apparente à la mère de marde du roman. Vaincue avant même avoir combattue. C’est là peut-être la leçon centrale à retirer de ce calvaire de défi : on gagnera juste pas.
Jour 2.
« Maman y’est où mon carnet de cubes?? » Fuck, y’est où le carnet de cubes. Voilà, du trouble : si la situation était moins dramatique je goûterais sans mélange le plaisir un peu mesquin d’avoir fait preuve d’autant de perspicacité.
Jour 4.
Comptabiliser les cubes implique une gestion précise. Le désir de favoriser l’apprentissage de l’autonomie est à ma connaissance le prétexte le plus communément invoqué par les parents pour se laver les mains de toute l’affaire. Sauf que les conséquences de ce laxisme sont tragiques : au souper, on m’annonce gravement que Tel Tit Gars aurait triché dans son carnet de cubes. Ainsi, la vilenie du monde a investi l’esprit de ma douce enfant, virée stoole pour une sombre histoire de cubes.
Jour 6.
Force est de constater que le principe de « faire de l’exercice 15 minutes et colorier un tit cube » fonctionne mieux pour les banlieusard-es, qui peuvent aisément embarquer dans leur char pour aller virer en rond à Lévis sur la piste cyclable. Facile de compter dans ce temps-là. Pour nous, tite plèbe de la ville, ça devient rapidement problématique : si on passe notre temps à faire des 6 minutes de marche pour aller à l’école ou se rendre à l’épicerie, ça compte-tu? Pis niaiser dans le parc en bas de notre bloc? Sur le tas des indignités inhérentes au rôle de parent, dois-je ajouter celui de police des cubes? « Heille tite fille, que je te voye pas musarder en haut de la glissade pendant tes minutes d’exercice… »
Jour 8.
« Non ma chérie, ce soir maman n’ira pas courir en rond dans le parc avec toi pendant 15 minutes. Maman préfère niaiser sur Facebook. »
Tenter de faire face sereinement à la désillusion et la déception qui envahissent les yeux de ma pauvre enfant. Tôt ou tard, c’était inévitable.
Jour 10.
(NB : cette entrée-là est inspirée d’un livre dont vous êtes le héros. Si t’es geek tu la lis, sinon tu passes au Jour 11.)
Parlant de Facebook, flashback d’un de mes statuts du mois de mai de l’an passé :
Mon analyse à deux cennes : le défi Pierre Lavoie c’est l’incarnation d’une dystopie foucaldienne. Sauf que depuis que la journée d’école commence avec des exercices dans la cour ça paraît pas que Vivianne arrive en retard.
Normativité 1 : Laurence 1
Probablement la pensée la plus positive exprimée ici.
Jour 11.
Qu’on se le dise, le défi des cubes d’énergie combine avec égale conviction tout un ramassis d’éléments de discours normalisant, moralisateur et individualisant sur la santé. La glorification du sport et d’un mode de vie « sain » (manger des affaires qui coûtent cher, éviter les distractions grossières comme le Nintendo et les chips, etc.) prend préséance sur nos choix collectifs dans une mauvaise foi ronflante et exaltée, couvrant de sa clameur les rabat-joies qui ramènent encore, ces perfides gauchistes, que la pauvreté et les inégalités sociales sont le facteur prépondérant dans la détermination de la santé. Autrement dit, le fait d’être pauvre c’est pas mal pire que d’être gros-se, et que, si on va par là, d’apposer une valeur morale au coloriage individuel de tits cubes ne risque pas de contribuer à l’atteinte de l’objectif d’améliorer la santé des masses.
Jour 15.
Chialer contre le Grand défi me donne des airs de psychopathe. On me rappelle qu’il s’agit à la base d’une initiative d’un père ayant perdu deux enfants de l’acidose lactique, et que l’idée était de lever des fonds pour financer la recherche en vue de lutter contre cette maladie épouvantable. Ce drame me bouleverse sincèrement – je ne peux même pas commencer à imaginer la souffrance de perdre ses enfants. Loin de moi l’idée de vouloir ridiculiser le vécu et les efforts de Pierre Lavoie. Ceci dit il me répugne profondément de voir l’horreur et la compassion généralisée suscitée par une telle histoire instrumentalisée pour nourrir une logique caritative en lien avec nos services de santé, qui camoufle un désinvestissement de l’état toujours plus marqué.
Jour 16.
Dans la lignée « analyse sociale », je me permets de réitérer l’évidence, comme quoi ce damné défi-là représente un maudit beau vecteur d’inégalité. On s’entend que si moi, dans mon propret Saint-Jean-Baptiste, ça me fait chier la gestion comptable des cubes, je n’ai par contre pas à subir l’inquiétude et le dégoût d’envoyer courir mes enfants dans le trafic, la laideur et le pas d’arbre/pas de trottoir d’un coin pauvre de Vanier.
Jour 18.
« Maman y’est où mon carnet de cubes?? » La question est posée machinalement : toute trace d’espoir a maintenant disparu de la voix de ma rejetonne : les cubes d’énergie ont prouvé de façon éclatante l’incompétence de sa mère à l’aider à mener sa barque. Dans cette vallée de larmes, on naît seul-e et on meurt seul-e.
Jour 20.
Pensée oisive de file d’attente à l’épicerie : le carnet de cubes, c’est une malédiction dans la même lignée (mais ô combien plus cruelle) que le cahier de timbres pour les casseroles du IGA. Même odeur de trouble, même potentiel (lire : certitude) de perte. Et faites-moi pas accroire qu’on s’est pas fait fourrer en se faisant changer les gracieusetés de la semaine contre la perspective d’éventuellement acquérir des casseroles à petit prix (et encore, petit, faut lire vite).
Jour 21.
Ma voisine appelle chez nous pour nous inviter à aller dehors « faire des cubes » avec sa fille qui – malédiction! – s’adonne à être celle de qui ma pauvre enfant, dans son égarement, voudrait être la meilleure amie. À la valeur morale des cubes vient de s’ajouter une opportunité sociale. La calamité est inéluctable : une connivence forcée entre parents sera tissée autour des maudits cubes, faite de small-talk malaisant autour du thème « c’est donc l’fun profiter un peu du dehors, c’est donc fin ça nous permet de se mettre en forme ». Et ce qui est fait ne pourra être défait.
Jour 24.
Dans notre univers social de schnoutte, l’impression persiste d’un droit acquis et généralisé sur l’attention des femmes – en tant qu’objets de désir (à ce sujet ce blogue-là vaut le détour) et en tant que mères, entre autres – qui s’exprime par un devoir de sourire et d’encaisser les propos les plus agressants de stupidité, des jokes grasses aux jugements bien intentionnés. Paradoxalement c’est de se soustraire à ce devoir qui est considéré comme un manque de tact impardonnable.
Le Grand défi profite de la manne en dressant un tit kiosque, lors de la journée porte ouverte de l’école, dans le but avoué de shamer les parents (lire : les mères) sur la nature des aliments ingurgités par leur progéniture. « Qu’est-ce que vous avez mangé pour déjeuner ce matin? Hum…. Du jus… Vous savez que c’est bien meilleur les fruits? »
Ma journée est faite par une mère inconnue, Jeanne D’Arc du manque de tact, qui répond à ces malotrus rengorgés de respectabilité sociale et de vertu : « Pis toé, qu’est-ce t’as mangé, pour déjeuner? »
Jour 27.
Mon attention est attirée par un débat houleux entre blogueurs-ses sur le sujet de « ça marche tu ou ça marche tu pas le défi Pierre Lavoie ». La problématique au cœur de l’altercation est de savoir si le pénible procédé des cubes d’énergie atteindra son but, qui est, on se rappelle, « d’encourager les [tits enfants] à adopter de saines habitudes de vie sur une base régulière de façon à ce que les choix santé deviennent la norme pour les générations de demain. » Certains sceptiques vont jusqu’à affirmer que nenni, il n’en restera rien.
Du fond de ma fatigue la surprise me sidère : est-ce par candeur excessive, ou par énergie débordante, que ces pauvres illuminé-es croient encore à un objectif, à un fil conducteur porteur de cohérence au sein de cette épreuve? Que n’ont-elles et ils pas encore compris que, rendu-es là, la seule préoccupation qui vaille c’est de passer au travers du maudit défi?
Jour 30.
« Maman y’est où mon carnet de cubes?? » Y’est là ton carnet ma belle, mon amour, mon cœur. Demain c’est fini. On a passé au travers.
[1] Blais, François, La classe de Madame Valérie, Québec, L’Instant même, 2014, p. 16