Là où les chats meurent en paix
ANNE-MARIE DESMEULES
Illustration : Catherine Lefrançois
Spooky s’est fait écraser devant la maison. Je préparais le café, les yeux encore tout collés, et j’ai vu son corps étendu sur l’asphalte. Il pleuvait un peu. On a détourné la circulation le temps de ramasser son corps tout raide. D’un côté, elle était intacte, de l’autre son œil pendait. Je n’avais jamais vu ça, un œil qui pend.
On l’a mise dans une des boîtes du déménagement. On l’a enterrée au bout du champ, juste avant le bois, dans un tas de terre meuble. C’est un endroit où certaines plantes poussent qui ne poussent pas ailleurs sur le terrain : des mauves blanches, beaucoup de boutons d’or, une sorte de plante grasse vraiment colorée et d’autres dont je n’arrive pas à me souvenir. On a déposé un bloc de quartz blanc ramassé aux Bergeronnes et un petit bouquet improvisé sur sa tombe. On est partis le cœur gros. Faudrait l’annoncer aux garçons.
Un mois plus tard, en rentrant des vacances – 16 heures d’auto, presque pas dormi –, Mars, mon amoureux, a découvert la tombe de Spooky saccagée par de la machinerie. Quelqu’un, le proprio sans doute, était venu chercher de la terre pour un remplissage. L’idée qu’une madame quelque part découvrirait un chat à moitié décomposé dans son parterre ne nous pas consolés. On le savait déjà, mais là on le sentait dans notre chair : on n’était pas vraiment chez nous ici.
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On a deux couples d’amis qui s’appellent Geneviève et Mathieu. Les premiers sont poètes et font de l’agriculture urbaine. Les seconds donnent des cours de survie et passent des semaines de malade dans le bois avec juste un couteau et des vêtements en peau. Geneviève et Mathieu, dans les deux cas, donnent à réfléchir. Le mode de vie contemporain n’est pas viable à long terme et nous avons pour la plupart perdu la capacité d’être humains dans ce que ça a de plus fondamental.
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Nous habitons depuis cet été une vieille maison sur la Rive-Sud, à cinq minutes en char du Canadian Tire. Le prélart de la cuisine, psychédélique, aurait dû être changé, mais le propriétaire, fidèle à sa race, ne donne pas de nouvelles depuis plusieurs semaines. Tout est bancal, un peu tout croche, mais somme toute accueillant. On a même un fantôme, qu’on appelle grand-maman et qui aime, d’après les signes, les enfants et les pivoines.
Mais le plus beau ici, c’est clairement la cour – qui n’est pas seulement une cour, mais aussi un champ et une petite forêt. Il y pousse des tonnes de choses, à travers des talles immenses de tanaisie qui vous montent jusque par-dessus la tête. Hier matin, en prenant mon café, j’ai répertorié plus de cinquante plantes de mémoire, la plupart apprises cette année à coup de Fleurbec. On a pris l’habitude d’aller marcher et de ramener des trucs bons à manger : fraises, framboises, amélanchiers, mûres, quenouilles, asclépiade, hémérocalles, vesce jargeau, cerises à grappes. C’est tout simple, et ça donne l’impression d’être riches.
Et ça compense largement le prélart pourri.
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Nathalie Heinich, une sociologue française spécialiste de l’art et du statut de l’artiste, met en lumière dans son essai Être écrivain les différents sacrifices auxquels doivent se soumettre les autrices et auteurs qui n’ont pas la chance d’avoir hérité d’une fortune d’une vieille tante au second degré et qui ne sont pas célèbres au point de pouvoir vivre de leurs droits. Sacrifice du temps, de l’argent, de la pureté, de l’unicité, de l’indépendance. Être artiste demande à savoir jongler. Et à choisir ses balles.
Mon rêve à moi, c’est d’avoir du temps. Pour lire, penser, réfléchir. Pour plonger.
Mon compromis, c’est d’écrire une petite demi-heure chaque matin. Et travailler pour payer le loyer, l’épicerie, les cours des enfants.
Je n’ai pas encore renoncé à l’idée d’une vie plus simple, plus libre. Les années passent et je n’arrive toujours pas à m’engager dans une voie qui aille à l’encontre du rêve. Pourtant, le rêve demeure, pour vrai ou dans ma tête, hors de portée.
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En vacances, on parle autonomie alimentaire. On ramasse des bourgots et des algues qu’on fait bouillir avec les légumes du souper. On cueille des framboises, des pois sauvages, du quatre-temps, de la camarine noire. On découvre le caquillier édentulé, une délicieuse plante de plage au goût de raifort. On parle rations. On garde ça simple. On joue aux apprentis nomades.
Le jour avant le départ, on tombe en panne dans un chemin de bois. On voulait se rendre jusqu’à un phare annoncé sur la map du parc national, sur une route qui s’est finalement avérée être un cul-de-sac. On s’était juste arrêtés deux minutes pour pisser, à travers les immortelles blanches, la brume qui cachait la tête de la montagne et le temps qui se dégageait tranquillement.
Rentre dans l’auto, tourne la clé : rien. La batterie est neuve, on pense à l’alternateur. Le village doit être à 20 minutes de marche. On prépare le sac à dos. Eau, bouffe, linge. Finalement, après une trentaine de pas, on voit une maison. Il y a là une dame âgée et son compagnon, deux Américains en vacances. Elle, une prof de psychologie, nous reconduit au centre communautaire. Elle nous remet entre les mains d’Amy, la propriétaire. On appelle le CAA. Le towing le plus proche est à trois heures. L’auto sera peut-être réparée juste lundi. Je travaille lundi. Tant pis, il y a des choses sur lesquelles on a peu de contrôle.
Pendant qu’on essaie d’arranger la situation, il se passe quelque chose. Les garçons reviennent du terrain derrière le centre communautaire : « Regardez. » Dans leurs mains plus si petites que ça, il y a des bleuets, deux dollars cinquante et de la corde tressée avec des herbes longues, comme Mars leur a appris hier. On n’est pas si mal pris finalement.
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Après quelques heures, on a appris qu’on avait juste besoin d’être boostés. Après avoir admis qu’on était vraiment nuls en mécanique, pendant les seize heures de route entre le Cap-Breton et la maison, puis pendant les jours et les semaines qui ont suivi, on a continué à réfléchir.
Comment on fait, pour se sortir du paradigme capitaliste sans devenir des ermites qui se chauffent avec des chèvres? Comment on fait, avec une dette d’étude faramineuse, pour passer plus de temps à faire ce qui semble être notre voie, pour se donner l’impression d’arrêter de nourrir la bête qui remplit nos centres d’achats?
Surtout, vers où aller pour que nos chats vivent vieux, meurent et se décomposent en paix?