Charles Sagalane

 Abécédaire hagiographique

 

 

S’intéressant à la place de la femme dans l’Histoire des religions, Biblia a confié le mandat à un recherchiste du musée de pondre un abécédaire. Commençant par la lettre A, l’homme s’est arrêté abruptement après trois cas, sans expliquer pourquoi. Il y avait pourtant matière à un dossier plus étoffé. Voici tout de même les trois entrées répertoriées.

 

 

A1

 

 

Elle avait de telles visions, Angèle, que le bon frère prieur en était effrayé. « Je ne puis mieux me comparer, lui disait-elle, qu’à un homme suspendu par le cou qui, les mains liées derrière le dos, et les yeux couverts d’un voile, resterait attaché par une corde à la potence, et vivrait là, sans secours, sans remède, sans appui. »

 

s’il y avait ange pour elle
Angèle
lui délierait les mains

quand rien ne suffit en elle
Angèle
au faux appui soudain

 

 

Le corps repose et dort, la langue coupée et immobile. « Et si tout me trompait, concluait-elle, il me resterait la paix suprême. »

 

 

souvent tout est paix chez elle
Angèle
dieu lui-même est certain

l’amour de son âme croit-elle
Angèle
la fin et le tout-bien

 

 

De nos jours, qui a croyance pareille – sans lettres et sans destin?

 

A2

 

Elle avait un doigt supplémentaire à une main, Anne, et trois seins.

 

 

à ta main de six doigts la mienne se noue
pour une impure prière
devant le cœur infirme de l’homme

 

 

Son époux la fit décapiter, trois ans après leur mariage. Parmi les membres du jury se tenait son propre père.

 

 

et sur ce sein en trop le mien se cloue
implorant un pardon muet
devant le cœur infirme de l’homme

 

 

Son cœur fut dérobé et caché secrètement sous l’orgue de l’église.

 

 

à ton cœur arraché le mien se voue
par sauvage compassion
devant le cœur infirme de l’homme

 

 

Tous les ans, le 19 mai, date à laquelle elle fut exécutée, elle apparaît, prenant place dans un carrosse tiré par quatre chevaux sans tête et conduit par un cocher également décapité. Elle porte sa propre tête sur ses genoux.

 

à ta main de six doigts la mienne se noue
à tenir le compte impair de tant d’atrocités
portées au cœur infirme de l’homme

comme si la main humaine ne suffisait plus

 

A3

 

 

Elle était intacte, Azélie. Sous le béton, dans son cercueil de cuivre, elle avait conservé sa peau de trente ans. Ils avaient eu soin de faire le vide d’air avant de refermer la vitre. C’étaient des innovateurs, les Papineau.


Charles Sagalane est né et demeure à Saint-Gédéon, devant les îles du Lac-Saint-Jean. Écrivain « indisciplinaire », il aime bien sortir la poésie des livres. Son savoir-faire poétique est nourri à des pratiques aussi diverses que la cueillette sauvage, la dégustation, la méditation et la randonnée, la muséologie et l’art de la collection. Il mène des animations et des ateliers littéraires auprès de tous les publics. Il vient de publier son cinquième recueil, 73armoire aux costumes, où il s’est penché sur l’expérience du vêtir. L’aventure l’a mené en vitrine de mode lors de l’édition 2015 du Mois de la Poésie, puis en centre d’artiste, librairies, bibliothèques et musée : bref, partout où sa poésie espérait qu’on lui ouvre la porte. Avec sa Bibliothèque de survie, il accueille les lecteurs en territoire pour une expérience poétique qui allie géocaching, Land Art et prêt public. Il vient de remporter le Prix de poésie Radio-Canada 2016 pour son texte Abrégés et mélanges.