C’était en 1976

1976

 

VALÉRIE LEBRUN

 

Louky Bersianik.
L’écriture, c’est les cris. Entretiens avec France Théoret.
Les Éditions du remue-ménage
Montréal, 2014
164 p.

 

J’aime les sous-titres. Peu importe la langue des dialogues – ou le nombre incalculable de fois où je peux avoir vu un film –, il y a dans ce rapport entre l’image et les mots qui apparaissent au bas de l’écran quelque chose d’un peu déphasé qui me plaît. Qu’on m’indique en retard le soupir ou le rire d’un personnage entre crochets, ou encore son silence par rapport à un autre personnage, me protège de ce qui, une fois pixelisé, semble trop vrai. Avec le cinéma ou encore la télévision, je veux avoir le choix d’être happée ou non. J’exige les crochets, l’italique, la distance. Chacun à sa place : moi, devant l’écran, et eux, loin derrière.

Les entretiens littéraires, c’est le contraire. Je recherche d’emblée la connivence. Je l’espère toujours assez forte pour qu’elle laisse place aux répétitions, aux détours et surtout, aux phrases inachevées. J’y cherche « ce qui s’entend dans les nombreux silences, ce qui se lit dans ce qui n’a pas été dit, ce qui s’est tramé involontairement et qui s’énonce dans les fautes de français, les erreurs de style, les maladresses d’expression[1] » : c’est-à-dire l’essentiel. Je me laisse séduire par les lapsus et je dessine des petites étoiles dans les marges des phrases qui s’ignorent ou qui, au contraire, se bousculent avec une sorte d’urgence mutuelle. Ce que je préfère des entretiens, c’est donc le processus même de leur réalisation : à la fois leur genèse, et les contraintes qui en précèdent la publication. Qu’il s’agisse d’une conversation ou d’une correspondance, je me demande chaque fois comment se crée l’occasion de parler ensemble. Comment décide-t-on du lieu de rencontre ou de la fréquence, par exemple. Par quel mouvement en vient-on à dédoubler le regard que pose une écrivaine sur sa propre pratique? Comment l’aller-retour du discours devient-il un jeu d’adresses où les rôles s’inversent, s’alternent, et où les réponses nous font perdre de vue les questions? Puis, comment traduire de manière typographique la tension d’une rencontre qui n’est ni un tête-à-tête, ni un face-à-face, et qui ne jouit donc ni de la surprise d’un blind date ni du jeu de la confrontation?

***

Dans L’écriture, c’est les cris, France Théoret présente L’Euguélionne de Louky Bersianik comme véritable événement littéraire dans ce qu’elle appelle le contexte effervescent des débats sur la condition des femmes. « C’était en 1976 », écrit-elle dès l’avant-propos, imposant d’emblée l’idée d’une trajectoire commune à Bersianik et, de manière plus délicate, celle d’une longue amitié. Théoret parle d’échanges, de regards synchroniques, mais aussi de désirs analogues fondés par une occupation féministe des temps. Considérant la vivacité de la poésie, mais aussi des essais de Théoret, il est difficile de ne pas sourire quand, sobrement, elle écrit à propos d’elle-même et de la grande révolutionnaire de la langue qu’a été Bersianik : « Nous avions le verbe contestataire. »

Confirmant l’ampleur du travail qui reste à faire sur l’œuvre peu connue de Bersianik, l’entreprise de France Théoret se distingue par son habileté à suivre Bersianik dans les élans, voire les envolées entre fiction et théorie qui demeurent, encore aujourd’hui, difficilement égalées au Québec dans le paysage littéraire féministe (ne serait-ce que par Martine Delvaux ou Catherine Mavrikakis). Ce faisant, la forme de l’entretien laisse place à une certaine divagation et donc, au mouvement même de la pensée dite « cosmique » de Bersianik. Je n’irais pourtant pas jusqu’à dire que les entretiens parviennent à transmettre la grande lucidité et l’ampleur du risque que prend et relance la langue d’un texte comme Le Pique-nique sur l’Acropole. Or, s’il y a parfois un léger décalage entre certains propos plus ou moins nuancés que tient Bersianik et la complexité des débats féministes à l’heure actuelle, la grande force du recueil tient à sa façon de présenter Louky Bersianik non seulement comme pionnière de la féminisation de la langue, mais surtout comme figure incontournable d’une littérature, d’une « fresque » qui reste encore à faire.

Contrairement à la majorité, Théoret a lu Bersianik; non pas avec la bienveillance que force doucement l’amitié, mais bien avec l’intelligence vive qu’appellent l’engagement féministe et le souci de la transmission. Et s’il y a une chose que scellent les six entretiens (La mère, Le père, L’architecture de l’œuvre, La féminisation, La prédation, Vers la poésie) enregistrés cinq ans avant la mort de Louky Bersianik, c’est bien cette complicité, voire cette espérance qu’ont partagé pendant plus de trente ans les deux écrivaines à l’égard d’une écriture destinée, comme le féminisme, à aller dans tous les sens, à porter l’inattendu et bien sûr, à prendre le risque de l’invention. Malgré quelques glissements parfois douteux, L’écriture, c’est les cris aura permis à Bersianik de faire le point sur son travail gigantesque d’écrivaine, de « styliste » comme le dit Théoret, mais surtout, comme elle le dit elle-même, de « [s]’exprimer de cette façon-là » : dans un contexte où peut se déployer lentement, et gaiement, la parole féministe. Et où, ultimement, la digression, les aléas de la langue et la radicalité ne sont ni coupées au montage, ni reléguées au rang de sous-titres.

« Je veux tout! » disait l’Euguélionne.

[Hurlement]

[1] Xavière Gauthier, « Avant-propos », Les parleuses, Paris, Les éditions de Minuit, 1974, p. 8.