À propos du yogourt grec
Eftihia Mihelakis
L’autre jour, assise face à l’ordi, elle est en train de bouffer son dîner toute seule dans son bureau, quand une collègue cogne à la porte pour lui demander si elle a envie de son pot de yogourt. Elle lui tend le pot et lui dit que c’est du yogourt grec, en lui faisant un clin d’œil. Elle prend le pot, le place à côté de l’écran : ah ! du yaourt, merci ! Je le mangerai plus tard, pour la collation. (Elle ne mange jamais de collation.) Elle tourne le dos pour faire face à l’écran. Avant de fermer la porte, sa collègue réagit. Yaourt ? C’est quoi ça du yaourt ?! Viens pas me dire que c’est normal de dire yaourt, comme les Français ?!
Que disons-nous de nous-mêmes et des autres quand nous portons une attention surdimensionnée à la nécessité de manger du yogourt de façon quotidienne ? Et pourquoi est-il si important de manger du yogourt grec ? S. dit : considère le marché pour un instant. Il y avait un vide il y a une dizaine d’années où il ne se passait rien dans le milieu du yogourt. Le yogourt grec est devenu une stratégie marketing pour combler ce vide. C’est quand même exceptionnel que dans le milieu du yogourt, il y avait un continent noir à explorer. Et à exploiter.
Alléluia ! Une équipe de marketing semble avoir découvert le trajet pour atterrir sur le nouveau continent. Elle étudie les données produites par la communauté scientifique : les études démontrent que les bactéries dans le yogourt activent les mouvements gastro-entériques pour accélérer le processus naturel de la digestion et rétablissent la flore intestinale. Qui pourrait vouloir acheter ça ? Les femmes ! Il faut les faire chier.
Avant, on aurait eu du yogourt pas exotique, pas genré. Du yogourt nature ou du yogourt avec de la confiture au fond du pot, du yogourt sans gras, mais c’était du yogourt bien ordinaire, avec rien de vraiment différent, juste de l’aspartame. Rien qui aurait éveillé en nous un besoin profond jusque-là insatisfait et inexploré.
Et tout d’un coup, les pubs abondent. Des femmes qui dansent à la télé en plein milieu du salon ou dans la cuisine, là où elles semblent être bien confortables ; et sur leur ventre, un schéma dynamique avec des flèches qui tournent en rond. Elles semblent être enfin contentes, soulagées… de ne plus être constipées.
Il y aurait eu rétablissement de l’équilibre. Elles auraient enfin liquidé tout ce qui est pogné dans leurs tripes depuis des millénaires. On entend les femmes dire à la télé : c’est bien de retrouver l’équilibre en soi.
Amen !
Le bonus : le yogourt probiotique garde la flore vaginale bien fraîche, bien en équilibre. C’est ce que disent les publicités, les amies, même la yuppie à l’épicerie bio du coin le dit. Un pot par jour, c’est santé !
C’est possiblement vrai que les femmes soient tannées d’acheter des médicaments antifungiques pour traiter les infections à levures vaginales. Prends A. qui a dit l’autre jour : c’est fou de penser au confort que je ressens lorsqu’une infection à levures s’actualise live. Plus besoin de médicaments, plus besoin d’aller voir le pharmacien qui feint de comprendre l’inconfort que procurent ces infections. Allez hop, je prends un pot de yogourt probiotique avant ou après le sexe, avant mes menstruations, après mes menstruations, pendant l’ovulation. Et aussi pendant la collation? avait-elle envie de lui dire.
Z. a dit l’autre jour que le yogourt grec est un merveilleux supplément nutritionnel pour son entraînement. Ah oui, le yogourt grec. Elle avait presque oublié que tous les yogourts n’étaient pas égaux. Il est un haltérophile. Il lui dit : je dois manger 239 g par jour de protéines. C’est sérieux mon affaire. À quantité égale, le yogourt grec, plus ferme, et ayant un résidu solide, renferme deux fois plus de protéines que le yogourt ordinaire. Les pubs montrent un Adonis bien musclé qui est fier de transmettre sa culture. Une masse de gars se convertissent tout d’un coup. Ils ne croient qu’à la puissance du yogourt grec.
Le yogourt grec est deux fois plus cher que le yogourt ordinaire. Le procédé est pourtant bien simple : il est égoutté. La texture est lisse, ferme et onctueuse parce qu’on a enlevé l’excès de matières liquides. Il n’y a rien de grec là-dedans !
* * *
Elle finit par réaliser : j’aurais dû lui dire « substance laitière à forte concentration de protéines et de bactéries à l’intention des femmes qui sont peut-être constipées depuis forever ou des douches qui veulent augmenter leur masse musculaire ». Elle finirait peut-être un jour par le bouffer le yogourt grec, sûrement, peut-être, mais pas tout de suite.