Ce qui restera du Rojava
KAVEH GHOREISHI
Illustration: Catherine Lefrançois
Il existe une entente tacite entre les générations passées et la nôtre. Sur Terre, nous avons été attendu.e.s. À nous, comme à chaque génération précédente, fut accordée une faible force messianique sur laquelle le passé fait valoir une prétention. Cette prétention, il est juste de ne la point négliger. Quiconque professe le matérialisme historique en sait quelque chose.
Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire
Ce que souligne Benjamin dans cette 18e thèse sur le concept d’histoire est une théologie politique, nous informant qu’aucun évènement n’est abstrait de son histoire et de son passé et qu’il existe un rapport dialectique entre la génération présente, celle du passé, et la génération à venir. Ce rapport n’est possible que par une forme de transmission et de fidélité aux ancêtres, à ceux et celles qui sont venu.e.s avant nous. Selon une telle perspective, ce qui se produit au Rojava en ce moment n’est pas un évènement abstrait et singulier; il est inscrit dans un passé, dans les souffrances, les résistances et les luttes auxquelles cette société a dû faire face tout au long de son histoire. Il est impossible de comprendre les évènements au Rojava sans tenir compte du passé, de l’oppression, de l’effacement et des injustices que les Kurdes ont subis dans l’histoire contemporaine de la Syrie. De même, afin de comprendre ce que le Rojava transmettra aux futures générations, il faut comprendre la situation actuelle et les idées génératrices des évènements qui s’y déroulent en ce moment.
Le Rojava constitue une expérience politique bien singulière; il désigne la résistance d’un groupe minoritaire au Moyen-Orient née lors de la guerre civile en Syrie. Le Rojava offre une nouvelle forme de vivre-ensemble aux groupes ethniques, religieux et de genre qui entretiennent parfois des rapports conflictuels. La singularité du Rojava réside dans la réalisation d’une démocratie féministe, multinationale, écologique et non étatique au Moyen-Orient. Le Rojava subit présentement les attaques aériennes et militaires de la Turquie et de ses alliés djihadistes et est ainsi menacé par l’occupation, le génocide et la purification ethnique.
Quelles sont les idées fondatrices du Rojava? Quelles sont les traditions politiques dans lesquelles il s’inscrit et comment a-t-il pu endurer les guerres du Moyen-Orient pendant six ans? Ce texte tâche d’aborder les bases et les fondements derrière la formation de la Confédération démocratique de Syrie du Nord. Nous tenterons également de nous pencher sur ce qui sera transmis aux générations futures de cette expérience fragile et menacée par la guerre.
« Ni Asad ni l’opposition, une confédération démocratique »
La guerre civile en Syrie a suivi les évènements et les transformations du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord. Elle a mis fin aux espoirs investis dans les révolutions des années 2010 et 2011 et dans les demandes pour des changements radicaux dans la région. Les manifestations ont tout de suite été étouffées par le gouvernement et les forces progressistes ont été incapables de mettre fin au gouvernement d’Asad et d’établir un nouveau régime politique au pays.
Les premiers groupes d’opposition en Syrie insistaient surtout sur une « république syrienne arabe » et ont ainsi refusé la solidarité d’autres groupes minoritaires, surtout les Kurdes qui étaient jusqu’alors réprimé.e.s sous le prétexte de leur ethnicité non arabe. Ainsi, les Kurdes ont rejeté et Asad et l’opposition, et ont choisi une troisième voie : « le confédéralisme démocratique ». Iels ont alors établi une nouvelle façon de vivre ensemble au nord et au nord-est de la Syrie.
Le Parti de l’union démocratique (PYD) est le parti gouvernant du Rojava; les Unités de protection du peuple (YPG) et les Unités de protection de la femme (YPJ) constituent les deux branches militaires de ce parti. Ces unités ont joué également un rôle primordial dans la guerre contre Daesh, les djihadistes salafistes et les États comme la Turquie, et ont protégé le confédéralisme démocratique. En 2014, ces Unités ont ouvert un corridor à travers les monts Sinjar pour libérer les Kurdes yézidis en Iraq. Après cette libération, elles se sont regroupées et ont repris leur combat contre Daesh. Le massacre des Yézidis, un groupe minoritaire kurde, a été qualifié par l’ONU, deux ans après l’évènement, comme un génocide.
Dans les dernières années du règne de Daesh à Raqqa, les forces progressistes en Syrie, dont la majorité était des Kurdes, ont établi un autre régime politique sous le nom de Forces démocratiques syriennes (FDS). Ces forces ont aussi joué un rôle majeur dans la défaite géographique de Daech. Elles sont formées d’une coalition entre les groupes minoritaires arabes, kurdes, assyriens et turkmènes qui contrôlent en ce moment une large région de la Syrie et sont responsables de la garde de milliers de prisonniers de Daech et de membres de leurs familles. Un grand nombre de ces prisonniers sont des citoyens de pays occidentaux qui refusent de les recevoir.
Confédération démocratique, pédagogie libératrice, femmes, écologie
La structure politique du Rojava se base sur une plateforme non étatique et se pose comme une solution de rechange aux régimes étatiques. Ce confédéralisme démocratique a trois principes : « pédagogie libératrice », « protection de l’écologie » et « libération de genre et des femmes ».
Le confédéralisme du Rojava s’inspire du slogan stratégique du chef kurde du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), Abdullah Öcalan, comme un principe opératoire; pour Öcalan, « la libération de la société ne peut passer que par la libération de la femme ». Les femmes de la Confédération démocratique s’organisent de façon active et le confédéralisme adopte la démocratie radicale et directe centrée sur l’écologie et la libération de genres comme cadre idéologique. Ce régime a une structure confédérative et monadologique selon laquelle les institutions s’entretiennent tout en gardant leur indépendance. Ces institutions sont dirigées chacune par deux coprésident.e.s, l’une féminine et l’autre masculin. Selon la théorie d’Öcalan au sujet de la vie libre, toute question de propriété privée est rejetée et il y a une lutte active contre le sexisme pour réaliser une société d’égalité et de justice.
La Confédération démocratique de Syrie du Nord est dirigée selon le « Contrat social du Rojava », l’équivalent d’une constitution. Ce contrat offre une solution de rechange aux lois qui forment les bases sociale, politique et économique des démocraties bourgeoises. L’accent de ce contrat social est mis sur les droits des êtres humains de vivre dans une société écologique indépendamment de leur appartenance à un État-nation quelconque.
Éducation, mathématiques, peuple démocratique, arts
La Confédération démocratique de Syrie du Nord et le contrat social maintiennent le droit universel à une éducation gratuite dans toutes les langues de la société. Une telle perspective n’est pas conforme à la vision dominante de l’éducation. En plus d’apprendre sur des sujets divers, les élèves du Rojava apprennent une manière différente de savoir. La Confédération démocratique de Syrie du Nord a investi considérablement dans les écoles. La langue d’éducation varie selon la langue des habitant.e.s des régions. Dans les régions assyriennes, la langue d’éducation est l’assyrien; dans les régions kurdes, le kurde; et dans les régions arabes, l’arabe.
Les élèves commencent par un cycle de trois ans où les sujets (les mathématiques, la musique, la peinture et l’éducation physiques) leur sont enseignés dans leur langue maternelle. Lors du deuxième cycle, l’éducation est multilingue et des sujets tels que la sociologie, les sciences, la biologie, les mathématiques, les arts et surtout la musique sont au programme. Au troisième cycle, les élèves étudieront les sujets suivants : le peuple démocratique, les mathématiques, la chimie, la géographie et les arts. De plus, les langues comme l’anglais et le français sont introduites à ce niveau d’éducation. Il faut souligner que pour certains peuples minoritaires, comme les Turkmènes, c’est la première fois que l’éducation se tient dans leur langue maternelle.
En plus d’un système d’éducation universel, il y a aussi des académies et des institutions dans les villes qui font office d’universités. L’Institut de la langue kurde en est un exemple. Cet institut a ouvert ses portes en 2012 avec seulement un professeur et 18 étudiant.e.s, et en 2016, il était doté de 1700 professeur.e.s et de 20 000 étudiant.e.s dans 200 endroits différents. Il y a aussi les centres de recherches stratégiques dont les activités principales se centrent sur la pédagogie émancipatrice, les femmes et les enfants. Femme, écologie et émancipation occupent une grande partie du contenu rédigé pour les centres d’éducation de la Confédération démocratique de Syrie du Nord.
En effet, ces transformations constituent une révolution radicale qui fait basculer tous les rapports sociaux, politiques et économiques existants. Le sujet de cette révolution, contrairement à l’expérience de révolution dans la plupart des endroits du monde et, surtout, au Moyen-Orient, n’est pas l’homme hétéro. Il s’agit en effet d’une expérience non genrée.
Révolution du Rojava, une tradition pour les futures générations
La géographie politique dans laquelle la révolution du Rojava a lieu n’était pas considérée, jusqu’alors, comme un lieu de politique. Qui plus est, les Kurdes de la région n’étaient pas doté.e.s d’une agentivité politique dans le discours dominant représenté par le gouvernement kurde en Iraq. Les Kurdes du Rojava, un mot qui signifie l’ouest du Kurdistan, n’étaient pas considéré.e.s comme des sujets politiques. Des centaines des milliers d’entre eux n’avaient même pas la citoyenneté syrienne avant 2011 et les droits de propriété, de soins de santé et d’éducation leur étaient niés.
Lors des changements démographiques au nord et au nord-est de la Syrie, ce groupe de Kurdes a perdu la citoyenneté dans les années 1980. Par un processus d’arabisation, le gouvernement syrien a remplacé la population kurde de la région par les minorités arabes, chaldéennes et assyriennes qui avaient migré de l’Iraq. Les Kurdes étaient ainsi forcé.e.s de quitter leur terre, ou d’obtenir une carte qui les dotait du statut d’étrangers.
C’est dans un tel contexte que les Kurdes syriennes, ou du Rojava, ont effectué leur révolution et ont établi la Confédération démocratique de Syrie du Nord. Toutes les formes de confédération, y compris celle de l’Europe, étaient jusqu’alors le résultat d’une alliance ou d’une coalition entre des États démocratiques. Or, la Confédération démocratique de Syrie du Nord est la première confédération qui cherche à établir une alliance entre des peuples démocratiques.
Si, plutôt que d’établir une confédération, les Kurdes en Syrie avaient érigé un État indépendant kurde, une telle coalition et une telle alliance avec les peuples de la Syrie et du Moyen-Orient auraient été impossibles et le prétexte même pour la division et la promotion d’une culture de la vengeance, la base d’une guerre civile.
Occupation turque, la menace de génocide et d’annihilation d’une révolution
Six ans après la révolution au Rojava, la politique collective nous a appris que toute forme d’émancipation s’inscrit dans un temps et dans un espace. Le Rojava, l’excès des évènements de la dernière décennie au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, a pu résister pendant six ans, et les enfants y sont instruits selon des valeurs universelles et démocratiques.
Si l’éducation qu’offraient les écoles de Daech était inquiétante pour l’avenir de la Syrie et du Moyen-Orient, les élèves qui sont instruit.e.s dans les écoles du Rojava représentent un nouvel espoir pour le présent et l’avenir de la Syrie et du Moyen Orient. Iels sont peut-être les premiers et premières élèves du Moyen-Orient émancipé.e.s des discriminations ethniques, linguistiques, culturelles et politiques.
La guerre avec Daech a tué au moins 11 000 membres des forces de YPJ, de YPG et des Forces démocratiques syriennes, dont la majorité était kurde. La défaite géographique de Daech est certes importante et l’une des conséquences de la création du Rojava, mais contrairement à ce que nous présentent les médias de masse, elle n’est pas le seul fruit de cette révolution. La seule utilité des Kurdes et de leurs allié.e.s arabes n’est pas la défaite de Daech et leur seule qualité n’est pas d’être de bon.ne.s combatant.e.s. Tout au long cette guerre, le Rojava a lutté pour les valeurs universelles, la justice, l’égalité, la liberté de genre et l’environnement. C’est pour cette même raison qu’une attaque contre le Rojava ne vise pas seulement les Kurdes et que notre soutien envers le Rojava n’est pas seulement pour les Kurdes.
Le Rojava est fidèle aux traditions kurdes de résistance et de lutte des générations précédentes. La démocratie directe et consultative, la vie communale et le dépassement du nationalisme étaient tous les idéaux du Rojehlat (Kurdistan de l’Est/Kurdistan iranien) qui a vécu la révolution de 1979. Les méthodes de résistance du Rojava étaient déjà vécues au Rojehlat; la guérilla, les élections consultatives, l’accent sur les droits des femmes, la non-violence, les manifestations, les grèves sont tous des expériences vécues transmises par les générations précédentes de Kurdes au Rojava. Or, contrairement aux expériences des générations du passé, qui étaient limitées par le temps et l’espace, le Rojava a pu réaliser ces idéaux dans une étendue spatiale avec plus de diversité et pendant six ans. C’est ce qui lie la génération précédente à la génération à venir.