ce qui meurt par mes absences

SARAH-JANE OUELLET

Illustration : Virginie Larivière

 

I.

les jours s’écoulaient sans que j’aie la force de m’en occuper. je n’arrachais plus les feuilles malades pour aider celles restantes dans leur survivance. la terre se serait dissipée en fines particules si je m’en étais approchée. il faudrait que tu les rempotes, qu’elles respirent un peu. ces plantes-là, tu les arroses une fois toutes les deux semaines pas trop de soleil mais pas à l’ombre non plus tu comprends? tu verras, ça épure l’air dans une pièce, ça met de la vie!

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j’ai commencé un rituel consistant à garder des êtres en vie pendant une semaine. une fois par mois, je visite une fleuriste qui m’assemble un magnifique bouquet : des roses jaunes, blanches ou rouges, garnies de longues tiges vertes, puis enveloppées d’un papier brun et maintenues en place par une ficelle. après avoir choisi trois ou quatre fleurs, la commis me confirme l’excellence de mes choix avant de les enfermer devant moi. n’importe quel montant me semble raisonnable. je ne demande pas conseil et quitte la boutique. les gens dans la rue me regardent comme si je méritais des honneurs, les yeux  empreints de félicitations. ils s’imaginent que j’ai eu droit à une marque de reconnaissance, une déclaration d’amour; n’importe quoi de beau.

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une fois arrivée à la maison, je les installe au centre de ma table à manger. chaque jour, je vois les fleurs perdre de leur couleur. quelques pétales tombent, leurs têtes ramollissent. je me raidis, change leur eau dans l’urgence qu’elles restent avec moi.

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une semaine plus tard, la réalité me rattrape: elles vont mourir. alors qu’elles ont passé la semaine à décrépir, je les retire de l’eau et prépare mon matériel funèbre : une paire de ciseaux, une bobine de fil et mon garde-robe d’entrée. on m’a déjà dit que de les faire sécher dans les placards conserve l’éclat de vie qu’il leur reste. évidemment, je préfère en connaître plus pour m’occuper des plantes après leur mort.

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aligner les fleurs sur le plancher. couper un bout de ficelle pour chacune d’entre elles. faire un nœud sur leur tige. s’assurer que le garde-robe soit confortable, qu’elles aient l’espace pour faner en toute quiétude. suspendre chaque fleur tête vers le bas. fermer la porte, laissant les fleurs dans le noir complet. les oublier quelques jours.

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deux semaines plus tard, je sors les fleurs étriquées pour décorer mon appartement. je les appose sur les murs, les dépose dans des vases. c’est une bonne idée d’accrocher des fleurs dans ton appartement! comme ça, tu les récupères à la fin de leur vie! il est beau le mur de ta chambre, où as-tu pris ton inspiration?

 

là où d’autres voient la beauté, je vois ma dégénérescence.

 

II.

c’est la veille du jour de l’an. il fait froid jusque dans les os et nous nous réchauffons au foyer du salon. mon père m’apporte un chocolat chaud et nous regardons un film du temps des fêtes qui passe à la télé.

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je visite mon lapin aux deux jours. nous l’avons déplacé dans le garage pendant les vacances, le temps que la visite cesse. je le prends dans mes bras et il se colle à mon cou. dès qu’une autre personne le tient, il saute sur moi puiser ma chaleur.

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je visite mon lapin aux deux jours.  au départ, mon père n’était pas vraiment d’accord d’adopter un lapin à la maison. c’est ma mère qui m’a amenée à l’animalerie alors qu’il était en voyage hors de la ville. en traversant la porte d’entrée, j’ai tout de suite aperçu la cage des lapins : il y en avait un au pelage blanc, avec de petites oreilles et un nez tout rose. on s’était choisis. mon père a fait semblant d’être content pour moi à son retour.

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je visite mon lapin aux deux jours. d’habitude, il se promène dans le salon lorsque je joue sur le tapis. il explore les différents recoins, se cache et je m’amuse à le chercher. une fois sur deux, je le trouve sous le divan à gratter le tissu. ma mère nous gronde mais ça m’est égal de prendre le blâme pour nous deux. je sais qu’il s’amuse aussi.

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je visite mon lapin aux deux jours.

je ne savais pas que ce n’était pas assez.

je ne savais pas qu’il avait besoin de ma chaleur.

il ne m’a pas demandé d’aide.

il ne m’a pas dit qu’il allait mourir.

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quand ma mère et moi l’avons trouvé, il était complètement crispé. tous ses traits étaient figés, ses yeux étaient d’une profondeur impénétrable. je n’avais jamais vu la mort de façon aussi statique. je m’imaginais devoir l’entendre, le voir, le sauver. nous l’avons abandonné dans toute son immobilité. ma mère l’a mis dans un grand sac noir et l’a déposé avec les ordures.

 

je ne pouvais plus rien faire.

 

 

III.

 

mon frère me remémore son dixième anniversaire. on s’était amusés à peindre les murs du salon de la maison de notre enfance. à mesure que la discussion progresse, je réalise que je n’ai plus en mémoire les images du salon, ni de la cuisine, ni de l’emplacement des pièces dans la maison. il sort une feuille et dessine pour moi chaque espace en me décrivant ce qui s’y trouvait, au détail près. j’acquiesce, même si ce schéma ne m’évoque rien.

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il existe très peu de photos de ma jeunesse. ma mère en sort de temps en temps, toujours les mêmes. toutes les fois, je ne reconnais pas les gens avec qui je semblais partager une complicité. ma mère m’indique les rares fois où j’apparais. je jurerais avoir été peinte par-dessus le papier glacé.

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ce matin, je retourne sur la rue perron, ce lieu qui m’a vu grandir les neuf premières années de ma vie. cette rue où je dessinais à la craie sur l’asphalte, où je n’avais qu’à traverser pour rejoindre mon meilleur ami. au bout se trouvait un parc où je pouvais aller sans surveillance.

 

dans mes souvenirs, je visualise ma maison à gauche, celle de mon meilleur ami à droite. un peu plus loin, une grande demeure accueillait une famille de dix enfants. une tante habitait une petite maison bleue et j’y étais invitée pour manger des sucreries. la mienne était ornée de briques rouges, d’un toit vert forêt, d’un grande cour à l’avant et d’une boîte aux lettres métallique.

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la rue est déserte. je marche lentement, regarde à gauche, analyse chaque maison. j’en vois une ressemblant à la mienne, mais ce n’est pas exactement celle-là. je continue. une autre, presque identique; ce pourrait être elle. j’hésite. arrivée au bout de la rue, je me dis que je suis forcément passée devant. je fais demi-tour, repasse toujours lentement. aucune ne semble la bonne. je ne saurais dire quel était le numéro de porte. je ne reconnais pas la maison de mon meilleur ami non plus. je ferme les yeux, tente de m’imaginer courir devant la maison, de me remémorer sa forme, ses couleurs, son essence.

 

je suis passée quatre fois devant ma maison d’enfance sans jamais la trouver.

 

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dans le dictionnaire, on dit que « souvenir » signifie la survivance dans la mémoire d’une sensation, d’une impression, d’une idée. les photos qu’on me partage, les histoires qu’on me raconte, ce sont des souvenirs qu’on a construits pour moi. ce matin, j’ai compris que ma mémoire s’était dissoute peu à peu, qu’elle appartient maintenant aux autres.

 

je suis un pictogramme de ma propre enfance.

 

 

IV.

 

dès que je mets le pied hors de chez moi, je flotte au-dessus des carreaux du trottoir. j’espère ne croiser personne. je ne saurais dire qui marche à ma place. mon corps avance par lui-même, j’arrête à chaque intersection sans regarder autour et j’espère qu’aucune voiture ne va me rentrer dedans. j’espère aussi ne croiser personne. si j’aperçois une connaissance, je la salue et tente de rester en équilibre. à chaque bonjour une dissociation entre dans ma bouche et le reste de mon corps se configure.

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cet hiver, ma mère est venue passer une semaine chez moi. des pots de peinture traînaient dans l’entrée depuis trois mois et des boîtes s’empilaient depuis mon déménagement. j’habite seule et repousse toujours la visite. je dis que mon appartement n’est pas prêt, que je prends mon temps.

 

en arrivant, ma mère m’a fait remarquer que j’avais un réel problème de mouches à fruits. depuis des semaines, elles volaient dans mon appartement par trentaines. j’avais accepté cette cohabitation, n’ayant pas la force de les chasser. je finissais par oublier leur présence.

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la première soirée, ma mère était en pleine crise de panique, incapable de souper à cause des mouches qui lui tournaient autour. c’est invivable! elles me heurtaient le visage aussi, mais avant ce soir-là, c’est comme si je ne les sentais pas. ma mère a rangé son assiette dans le réfrigérateur et a sorti l’aspirateur pour les avaler une à uneje la regardais agir, sans prononcer un mot.

 

j’aurais voulu lui dire qu’elle exagérait, que ce n’était pas aussi dramatique qu’elle le prétendait. c’est à ce moment-là que mon affaiblissement m’a frappée.

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il y a ces jours où on souhaite que les choses autour de nous se rétablissent d’elles-mêmes. il y a ces jours où on souhaite que tout revienne comme avant: les fleurs, les lapins, la mémoire. la mort comme un marathon de choses qui nous quittent sans raison.

 

se dire que toutes ces disparitions auraient pu être évitées.  c’est ce qui me permet l’espérance.