Ce n’est pas que je n’aime pas les poupées
Gabrielle Richard
Je suis sociologue du genre et mère d’une fillette de cinq ans. Je ne peux dissocier ces deux aspects de ma personnalité. Quand la mère entre dans un magasin de jouets, elle ne laisse pas la sociologue à la porte. Quand la sociologue enseigne, les exemples de mère fusent. Non seulement je n’y peux rien, mais j’encourage ces croisements, qui alimentent mes réflexions sur le genre comme mon exercice de la parentalité.
Il se trouve que ma fille possède des goûts atypiques. Que le rose n’est pas sa tasse de thé. Qu’elle préfère les superhéros aux princesses, Les Avengers à La reine des neiges. Ce n’est pas faute de l’avoir exposée à d’autres options. Je me fais un devoir, presque une religion, de lui vanter avec autant d’enthousiasme les vertus des jouets dits de garçons et de filles (bien sûr, je m’abstiens bien de les lui présenter ainsi). Je tartine les qualificatifs de « mignon » et de « rapide » à la même épaisseur, que je parle d’un dinosaure en plastique, d’une figurine de souris ou d’un panda en peluche. Je m’efforce de l’exposer à des représentations diversifiées, à des jeunes filles qui font de la planche à roulettes, à des adolescents qui se comparent les biceps, à des dames très fardées et à des hommes qui portent des chemises roses. Je n’évoque pas nécessairement les exemples les plus subtils, mais je cherche surtout à lui faire comprendre que le genre a beaucoup plus à voir avec la manière dont on se sent et ce que l’on en fait qu’avec ce qu’on dévoile en écartant les jambes. Je m’évertue à faire preuve de « parentage neutre sur le plan du genre » (gender neutral parenting), qui consiste à éliminer autant que possible les références inutiles au sexe/genre et à être à l’écoute des préférences verbalisées par les enfants.
Je me doute que ma manière de faire ne fait pas consensus, et on ne se prive pas pour me le faire sentir à différents degrés. De deux choses l’une : on trouve mes initiatives pédagogiques mignonnes et divertissantes, ou on m’accuse à mots à peine couverts d’avoir un parti pris. « C’est sûr que ton enfant a des goûts comme ceux-là », me dit-on plus ou moins directement, « tu es [choisir : féministe/lesbienne/militante] ». Rien à faire, c’est comme s’il m’était impossible de prouver que, si j’achète à mon enfant un t-shirt de dinosaure ou un costume de Thor, ce n’est pas que je n’aime pas les poupées. C’est que j’essaye de garder une distance critique par rapport aux stéréotypes de genre.
Comprenons-nous bien. Je ne suis pas assez naïve pour croire que la socialisation genrée n’opère pas sur mon enfant. Je suis bien consciente que sa fascination pour les superhéros, par exemple, est née au contact d’amis de la garderie et a été encouragée par ses éducatrices et par ses parents, notamment. Je constate bien que cet enthousiasme est lui-même insufflé aux enfants par les reprises cinématographiques de figures comme Batman, ainsi que leurs produits dérivés. Je demande un recul similaire aux parents persuadés que les goûts genrés de leurs enfants sont innés, ou encore que leurs filles orbitent naturellement vers le rose, la douceur et les jeux d’imitation, et leurs garçons vers le bleu, les sports et les jeux d’action. Je ne nie pas la possibilité qu’il puisse effectivement s’agir, dans certains cas, de préférences spontanées. Aux parents de ces enfants, je pose toutefois une question : estiment-ils, en toute honnêteté, être absents de l’équation quand vient le temps pour leur enfant de se vêtir, de se costumer, de choisir un jouet ou une émission de télévision?
Prendre conscience du rôle que nous jouons constamment, en tant que parents, dans les perceptions qu’ont nos enfants du féminin et du masculin constitue un pas important dans la bonne direction. Ceci dit, la subtilité des mécanismes par lesquels on peut en venir à influencer les perceptions qu’ont nos enfants du féminin et du masculin ne cesse de m’étonner. En présumant d’abord, non seulement des préférences de nos enfants, mais également de ce qu’ils n’aimeront pas. En entrant en relation avec une fillette en lui disant qu’elle est jolie ou en la complimentant sur ses vêtements. En suggérant, même sur un ton humoristique, que si une fille et un garçon jouent ensemble, c’est forcément qu’ils sont amoureux. Je ne crois pas qu’une seule de ces interactions soit nécessairement dommageable. Je crois cependant au pouvoir de leur répétition constante. Je considère qu’en tant qu’adultes, en tant que parents, il nous faut naviguer dans un équilibre excessivement précaire afin de mitiger les impacts négatifs des stéréotypes de genre sur nos enfants, et non pas nous faire les acteurs les plus pesants de leur reconduction. Il ne nous revient pas, en tant qu’adultes, de le faire. Quand, en dépit de tous mes efforts, mon enfant revient de la maternelle en m’affirmant que « les garçons sont plus forts que les filles », j’ai parfois envie de baisser les bras. De reconnaître qu’il est probablement pathétique de vouloir me battre à hauteur d’individu par rapport à cette puissante machine que constituent les normes de genre.
Parce qu’il ne suffit pas de monter aux barricades afin de dénoncer le codage par couleur (rose/bleu) ou le fait de confiner, même dans le jeu et les vêtements d’enfants, les fillettes à la sphère domestique et à l’apparat, et les garçons, au danger et à l’agressivité. Certes, ce confinement est réellement problématique et mérite d’être dénoncé pour ce qu’il est : l’œuvre d’un certain marketing genré. Des organisations en font à juste titre leur cheval de bataille. C’est le cas de Marre du rose, une campagne créée par les associations françaises Osez le féminisme et les Chiennes de garde. En décembre 2015, les militantes de Marre du rose ont investi l’espace public devant les magasins de jouets sur les grands boulevards, à Paris, afin de sensibiliser les parents aux représentations sexistes véhiculées par les jouets « pour fillettes ». Les exemples de ce marketing genré sont effectivement nombreux. Une édition spéciale « fille » du célèbre Monopoly, où la planche de jeu est rose vif, les pions se rangent dans les compartiments d’une boîte à bijoux, et les espaces traditionnels comme Place du parc sont remplacés par des spas, des bijouteries et des magasins de lingerie. La collection LEGO Friends, où l’on fait cheminer cinq demoiselles, dûment accessoirisées (et paradoxalement incompatibles avec les figurines jaunes traditionnelles de la gamme Lego), entre le salon de coiffure et la villa sur la plage. Les Playmobil Princess, où chevaux, châteaux et princesses en robe bouffante se déclinent en différents tons de rose et de mauve.
En réaction à ces jouets stéréotypés dans lesquels ils ne se retrouvent pas, plusieurs parents de fillettes se tournent vers des jouets dits « de garçons ». Ils préféreront débourser pour des Lego traditionnels plutôt que pour la gamme Friends, se procureront des contes mettant en scène des animaux plutôt que des princesses attendant d’être sauvées, miseront sur des casse-tête d’animaux plutôt que sur une maison de poupées. Grand bien leur en fasse, dans la mesure où ils font preuve de vigilance par rapport aux représentations auxquelles ils exposent leur fille.
En tant que sociologue, toutefois, je trouve que dénigrer les jouets associés au féminin est une trappe dans laquelle tombent trop souvent plusieurs parents adeptes du parentage neutre sur le plan du genre, ou soucieux d’égalité entre les sexes. Il est considéré de bon ton, dans certains milieux progressifs, d’avoir une fillette qui joue avec des dinosaures et des petites voitures. C’est oublier que l’inverse – un garçon qui s’aventure dans les jouets classés féminins – demeure encore pratiquement impensable. J’en veux pour preuve la campagne de publicité #Noëlsanspréjugés, lancée en décembre dernier par les magasins U, une grande surface française. Réalisée par l’agence TBWA, cette vidéo de 2 minutes s’ouvre sur des extraits d’entrevues avec des enfants, qui expliquent en leurs mots ce qui constitue un jouet de garçon ou de fille. « Les jeux de garçons, c’est le foot », ou encore « Un château, il est rose, et bien c’est pour les filles », les entend-on expliquer. Afin de savoir à quel point ces idées tenaient la route à l’épreuve de la réalité, les magasins U ont invité ces mêmes enfants à pénétrer dans des pièces remplies de jeux de toutes sortes et à jouer avec ce qui leur plaisait. On voit des petits garçons bercer des poupons et faire la cuisine, et des petites filles manier la perceuse et opérer de la machinerie lourde. La séquence vidéo se termine sur le slogan de leur catalogue de Noël 2015, « Offrir aux enfants l’image d’un monde plus juste ».
Sitôt dévoilée le 16 décembre 2015, la vidéo a entraîné une levée de boucliers sur les réseaux sociaux. Dans une France déjà polarisée en 2013 par le « mariage pour tous », les opposants à cette campagne se sont regroupés sur Twitter, dénonçant sous les hashtags #NoëlSansSystèmeU et #BoycottSuperU la « propagande sur le gender » supposément endossée par la grande surface. Ce qui leur posait spécifiquement problème? Qu’on laisse entendre que les garçons puissent être intéressés par autre chose que les jouets « de garçon ». « Mon fils joue aux jeux pour GARÇONS », « Un petit garçon qui joue à la poupée et qui se maquille, ça ne te choque pas? Moi si! » ou « Pauvres garçons qui recevront une poupée », pouvait-on lire sur Twitter. Ainsi, qu’une fille joue avec un vaisseau spatial ne semble poser problème à personne – voire serait gage d’une enfant délurée et autonome – alors que l’adoption de jouets ou de caractéristiques traditionnellement féminins, par qui que ce soit, serait plutôt l’incarnation d’un certain échec éducatif ou sociétal. En d’autres termes, on oublie trop souvent que le sexisme est bel et bien l’imposition d’une hiérarchie entre les sexes, et non l’unique confinement de chacun à des sphères limitées. Et qu’à ce titre, tous les enfants ne sont pas également pénalisés par la rigidité qu’impose le marketing genré.
Ce n’est pas que je n’aime pas les poupées, donc, mais je n’aime pas l’image que trop d’entre elles renvoient de la féminité. Je n’aime pas les poupées maquillées, à la poitrine tuméfiée et aux vêtements cintrés. Je n’aime pas des poupées qu’elles soient si distinctement désignées comme « jouets de filles » qu’elles en viennent à incarner une sorte de kryptonite pour les garçons. Je n’aime pas les poupées, car elles me rappellent que seules les filles ont le privilège d’une certaine marge de manœuvre dans les rôles de genre, et que ce privilège vient au prix d’une dévalorisation constante de ce qui relève de « leurs domaines ». En dévalorisant ce qui, à tort ou à raison, est associé au féminin, nous réitérons cet ordre normatif qui nous paraît par ailleurs dommageable. Dès leurs premières années de vie, à chaque fête de Noël et à chaque anniversaire, nos enfants se font répéter deux messages. Un, qu’une place en société leur est dédiée, en fonction de ce qu’ils et elles ont entre les jambes. Deux, si seules les filles peuvent déroger minimalement à ces attentes, elles ne peuvent au mieux le faire qu’en étant les pâles imitations des garçons. Et ça, on ne me fera pas croire que ça ne vaut pas toute l’implication parentale du monde.
**L’image qui accompagne cet article est signée Sophie Labelle et provient du blogue Assignée garçon.