Cartographies des inégalités sociales et environnementales à l’égard des aléas climatiques

BENOIT LALONDE

Illustration : Catherine Lefrançois

 

Aléas climatiques, inégalités et santé

Ce n’est un secret pour personne, et même si certaines personnes le nient, l’augmentation de la fréquence et de l’intensité des événements climatiques extrêmes causés par les changements climatiques accentue la menace qui pèse sur la santé et la sécurité d’un peu tout le monde. Bien que les aléas d’origine naturelle ne datent pas d’hier, le réchauffement accéléré du climat accroît la fréquence et l’intensité des événements climatiques extrêmes, comme les vagues de chaleur accablante et les inondations.

Ces événements ont des effets sur la mortalité et la morbidité de la population. Par exemple, plusieurs études ont révélé une hausse significative du taux de mortalité prématuré autour de la vague de chaleur qui a sévi à l’été 2003 en Europe. Plus près d’ici, à l’été 2010, le Québec a été frappé par une vague de chaleur sans précédent qui a eu pour effet d’augmenter significativement le nombre d’admissions aux urgences et le taux de mortalité brut dans certaines régions. Depuis 2010, plusieurs régions du Québec subissent annuellement des vagues de chaleur extrêmes où les seuils d’excès de mortalité étaient atteints et dépassés (soit un taux de mortalité supérieur pour cette période par rapport à la moyenne annuelle).

Ces excès de mortalité seraient dus à des maladies cardiovasculaires, cérébrovasculaires, et aux problèmes respiratoires se concentrant tout particulièrement chez les personnes âgées, confinées au lit, ou en perte importante d’autonomie. Mais l’âge et la condition médicale ne sont pas les seuls facteurs intervenant dans la relation entre l’importance d’une canicule et l’état de santé des individus. Par exemple, en juin dernier, la direction de santé publique du Centre intégré de santé et de services sociaux de Laval publiait un rapport mettant en relation des degrés de vulnérabilité estimés à l’échelle écologique et la mortalité de toute cause. Ici, les auteurs et autrices tentaient d’estimer la présence d’associations statistiquement significatives entre les circonstances sanitaires des décès survenus à Laval durant la vague de chaleur du 29 juin au 5 juillet 2018 et différentes caractéristiques des milieux de vie des gens. Ces caractéristiques incluaient le degré de sensibilité de la population; la proportion de personnes souffrant de maladies chroniques; la proportion des ménages bénéficiant de la climatisation ; et l’exposition aux îlots de chaleur urbains. Mettant encore une fois en évidence l’existence d’inégalités sociales et environnementales par rapport aux aléas et changements climatiques, au chapitre des résultats, les auteurs et autrices ont pu estimer que, pour la région de Laval, les personnes habitant une zone fortement vulnérable étaient 1,5 fois plus susceptibles de décéder durant une vague de chaleur que celles en zone de plus faible vulnérabilité. Bref, l’amplitude des impacts sur la santé des communautés est le produit d’une interaction entre les caractéristiques des aléas climatiques; les niveaux d’exposition; et la vulnérabilité des populations touchées.

Dans le cas des inondations, les jeunes enfants seraient plus à risque de contracter des maladies par transmission fécale-orale et, par leurs capacités cognitives et de mobilité moindres, seraient plus à risque de blessures et de mort. Les familles monoparentales peuvent être plus durement affectées par les inondations puisqu’elles tendent à avoir un moins grand revenu disponible et que le parent doit faire face seul à la situation avec les enfants. Des problèmes de santé physique et mentale, tels que le stress et le trauma, peuvent survenir longtemps après des inondations. Il n’est pas difficile à imaginer qu’il est plus aisé de se payer une semaine à l’hôtel, de s’absenter du boulot, et de défrayer des coûts comme un nettoyage après sinistre ou des frais de consultations psychologiques pour les membres de ménage à plus hauts revenus. Récemment, les impacts des inondations survenues lors des crues de la rivière Chaudière à Sainte-Marie de Beauce et de la rivière des Outaouais à Gatineau ont touché plus sévèrement les « ménages à petit budget », en bonne partie logés au centre-ville de la municipalité, lui-même localisé en zone inondable. Les personnes obligées de déménager se voient souvent contraintes à payer un loyer trop cher, à quitter leur communauté d’appartenance, ou encore à vivre dans l’itinérance. Dans ce cas-ci, comme dans plusieurs autres, il s’agit des ménages plus vulnérables, disposant de moins de ressources, qui subissent le plus de répercussions lors d’un événement aussi dramatique.

Même si les définitions divergent, en gros, la vulnérabilité dans le contexte des événements climatiques extrêmes causés par le réchauffement du climat réfère aux combinaisons de circonstances augmentant la difficulté des personnes, des communautés, et des sociétés à résister aux impacts des aléas naturels. Ainsi, des facteurs tels que l’accès aux ressources, la qualité de l’environnement bâti et des infrastructures, de même que les caractéristiques démographiques et l’état de santé des individus viennent influencer la vulnérabilité. Diverses caractéristiques individuelles peuvent être utilisées dans une analyse contextuelle de la vulnérabilité, par exemple l’âge, la grossesse, le degré de mobilité, la pharmacodépendance, le fait de vivre en institution, la maîtrise de la langue commune, l’accès aux moyens de transport motorisé, etc.

Plusieurs sources de données peuvent être utilisées pour cartographier certaines dimensions de la vulnérabilité, permettant ainsi de faire une analyse géographique de sa distribution. Cette analyse peut favoriser une meilleure compréhension des enjeux (territoriaux, sociaux, de genres, environnementaux, etc.) qui en découlent, et peut potentiellement rendre possible la conception de meilleures stratégies d’atténuation d’impacts.

 

Données, cartographie et diffusion

Initialement, l’atlas interactif en ligne de la vulnérabilité de la population québécoise aux aléas climatiques, un projet financé par le consortium de recherche sur les changements climatiques Ouranos, devait être un outil mis à la disposition des urbanistes et aménagistes travaillant en milieu municipal. En plus d’avoir à identifier et documenter les besoins de ces intervenant.e.s en matière d’outils d’évaluation et de cartographie des vulnérabilités aux aléas climatiques, l’équipe du Département de géographie de l’Université Laval, dont j’assumais la coordination, avait le mandat de construire et de diffuser plusieurs indices cartographiables afin d’estimer différentes dimensions de la vulnérabilité aux vagues de chaleur accablante et aux inondations.

L’analyse des préoccupations des utilisatrices et utilisateurs potentiel. le.s a révélé qu’il était nécessaire de partager cet outil via une plateforme Web destinée au grand public. Sur cette plateforme, on retrouverait la cartographie, à l’échelle du Québec, de l’ensemble des indicateurs de vulnérabilité pour les vagues de chaleur et les aléas hydrométéorologiques. Parallèlement, nous avons décidé d’utiliser la plateforme Territoires comme vecteur de diffusion de ce travail auprès des municipalités québécoises.

Centre-ville de Sainte-Marie de Beauce vu à travers l’application cartographique : niveaux de vulnérabilité aux inondations et zone inondable. Carte tirée de l’atlas interactif en ligne de la vulnérabilité de la population québécoise aux aléas climatiques

 

À partir de données socioéconomiques, démographiques, des caractéristiques de l’environnement bâti et de l’accessibilité géographique aux services, des indicateurs géographiques associés à la vulnérabilité aux vagues de chaleur et aux inondations ont été calculés. À l’instar d’autres études menées dans le domaine, l’équipe a utilisé l’analyse en composantes principales afin de construire des indices de vulnérabilité, permettant ainsi de synthétiser l’information sur les caractéristiques des milieux en réduisant la redondance entre des variables souvent corrélées entre elles. Par exemple, c’est généralement dans des quartiers où les lieux de résidence sont situés dans un îlot de chaleur urbain (variable 1) que l’on retrouve une plus grande fréquence de ménages à faible revenu (variable 2) et où les logements sont généralement en moins bon état (variable 3).

Différence importantes entre Parc-Extension et ville de Mont-Royal : indice de vulnérabilité aux vagues de chaleur, présence d’îlots de chaleur urbain et proportion de logements climatisés. Cartes tirées de l’atlas interactif en ligne de la vulnérabilité de la population québécoise aux aléas climatiques

 

Les résultats issus des analyses statistiques ont permis de réaliser des cartographies de la vulnérabilité à l’échelle de la portion habitée des aires des diffusions du Québec, la plus petite unité géographique pour laquelle Statistique Canada diffuse l’ensemble des données de recensement (une AD regroupe de 400 à 700 habitants). Bref, sans être la vérité en soi, les cartographies réalisées ici peuvent donner une idée générale de la distribution géographique des inégalités sociales et environnementales par rapport aux aléas climatiques.

Ultimement, l’équipe de recherche a produit deux applications cartographiques Web (vague de chaleur et aléas hydrométéorologiques) conviviales et offrant certaines fonctionnalités d’analyse. Ces applications accessibles via un site Web permettent de diffuser les indices ainsi que des couches d’information géographique associées à la problématique de la vulnérabilité aux aléas climatiques.

Les applications cartographiques développées dans le cadre de ce projet de recherche devaient originellement être utilisées dans la confection de schémas d’aménagement et de développement ou de couverture de risque; dans la conception de plans de mesures d’urgence ou de règlements de zonage; ou encore dans l’application de mesures plus coercitives concernant l’aménagement et les normes de construction dans les zones plus vulnérables. Elles pouvaient aussi être utilisées pour établir des priorités dans l’investissement pour la réfection d’infrastructures publiques ou dans les actions pour atténuer les impacts des îlots de chaleur urbains.

L’utilisation d’applications Web permettant de cartographier les inégalités et mettant en évidence les zones de plus grande vulnérabilité peut donner l’occasion aux municipalités d’intervenir pour réduire les impacts de ces aléas sur la santé et la sécurité de la population résidant sur leur territoire. Cependant, si les actions aménagistes ont comme principal dessein d’améliorer la qualité de vie des personnes vivant à proximité des lieux de l’intervention, il ne faut pas croire que ce type d’acte puisse être dénué d’effets pernicieux. Par exemple, il est maintenant connu que certains projets d’aménagement, comme la construction d’un parc, le verdissement de ruelles, ou encore l’inclusion de bandes vertes dans le réaménagement de voies de circulation, peuvent avoir pour effet d’augmenter la désirabilité d’un quartier et, par extension, la valeur foncière des bâtiments et le prix des loyers.

Ironiquement, sans l’application de mesures visant à limiter ces effets sur la hausse des loyers du marché locatif privé, c’est-à-dire des mesures de contrôle de la hausse du prix des loyers et la construction de logements sociaux, une partie des personnes vulnérables pouvant potentiellement bénéficier des effets positifs des mesures d’atténuation seront forcées de quitter leur quartier. Ce phénomène, qui ajoute une couche de complexité aux interrelations entre inégalités sociales et changements climatiques, porte désormais le nom d’écogentrification.

Les changements climatiques que nous vivons actuellement engendrent une hausse de la fréquence, de l’étendue, et de l’intensité d’événements climatiques extrêmes. Ils génèrent des situations qui tendent à affecter plus particulièrement les personnes et ménages déjà fragilisés sur le plan socioéconomique et davantage exposés au regard de leur lieu de résidence. L’analyse géographique peut permettre de mettre en évidence les relations spatiales entre vulnérabilité de la population, exposition potentielle ou vécue par celle-ci, et caractéristiques des aléas climatiques. Ces informations peuvent être mobilisées pour atténuer les injustices générées par ces bouleversements climatiques. Malheureusement, les actions mises en oeuvre pour mener à bien ces actions peuvent avoir pour effet de favoriser l’exclusion de ménages locataires à faible revenu.