« Pourquoi t’es brune, maman? » Le racisme dans la bouche des enfants

 

DEEPA PURESWARAN

Traduction du Comité femmes immigrantes de Québec

Illustration: Virginie Larivière

 

Depuis 10 ans, j’essaie fort de m’intégrer dans la société de Québec. Ma vie professionnelle d’entomologiste forestière représente en quelque sorte mon filet de sécurité. Au-dehors, mes rencontres et interactions me font sentir isolée.

Je viens de l’Inde. Je suis arrivée au Canada en 1997 en tant qu’étudiante, et j’ai voyagé à travers le continent pour mener mes recherches. J’ai passé six ans à Vancouver, trois ans aux États-Unis et trois ans à Fredericton. J’avais du succès dans ma carrière, j’étais heureuse et sans-souci. Je n’ai jamais ressenti de discrimination à mon endroit, liée à mon origine, dans les villes où j’ai vécu.

J’ai été attirée à Québec en 2009 par une offre d’emploi en recherche. J’y ai rencontré mon mari quelques années plus tard. Lui est anglophone du Nouveau-Brunswick, et parle couramment le français. Nous étions enchantés du brillant futur qui s’ouvrait devant nous.

Cependant, et malgré sa beauté, la ville me paraissait vaguement hostile. J’ai amélioré mon français, et j’ai essayé d’intégrer mes activités habituelles : chorale communautaire, cours de spinning, yoga, et clubs de plein air. J’ai trouvé ces expériences insatisfaisantes, et j’ai fini par laisser tomber. Au cours de spinning du centre communautaire, quelques années après mon arrivée, l’instructrice appelait les noms sur la liste de présence. Tous les noms sauf le mien. Je suis allée vérifier. « Vous m’avez oubliée, je m’appelle Deepa. » Quatre semaines plus tard, et elle passait encore mon nom. La semaine suivante, j’ai barré mon nom, et inscrit Marie-Josée à la place. Bien sûr, elle a appelé, « Marie-Josée ». J’ai dit « Oui » et j’ai regardé autour de moi. Personne n’a sourcillé. Marie-Josée est devenue mon alter ego. Depuis des années, j’essayais d’engager des entrepreneurs pour réparer mon plancher et une fenêtre brisée. Aucun de ceux que j’appelais ne retournait mes appels. J’ai créé un profil Facebook pour « Marie-Josée » et je les ai contactés en ligne. Immédiatement, j’ai reçu cinq réponses, et j’ai pu réserver deux contrats. Ils ont été surpris de voir qui j’étais, mais ils ont fait le travail. Ils ne sont jamais revenus.

Nous avons acheté un bel appartement au centre-ville. Nous sommes copropriétaires de l’édifice avec deux autres ménages. Dès le départ, sans raison apparente, il était évident que nos voisins et voisines ne nous aimaient pas. Au départ, c’était de l’hostilité, puis de l’agression pure et simple. Lorsque mon fils est né, nous n’avons eu aucune félicitation. Régulièrement, dans l’année qui a suivi, dès que nous rentrions à la maison à la fin de la journée, les voisins et voisines d’en bas frappaient sur le plafond et effrayaient notre fils parce que « ce n’était pas une place pour les enfants ». Pourtant, à chaque Halloween, je donne des bonbons à au moins soixante enfants du quartier.

Quand je marche avec mon fils jusqu’à la garderie, les mères de Québec détournent le regard, même si nous nous croisons depuis plus d’un an. Une vague d’envie me traverse alors que je les regarde converser ensemble de façon animée.

Souvent, les secrétaires à l’hôpital paraissent irritées quand je m’adresse à elles, et sont inutilement malpolies. Une interaction récente, et typique : « Vous avez mal compris », me jeta une secrétaire, après que j’aille attendu deux mois pour voir un-e pédiatre. « Vous n’avez pas de rendez-vous ». Je sortis le papier confirmant le rendez-vous des profondeurs de mon sac. Bien sûr que j’avais un rendez-vous.

Mes connaissances hochent de la tête d’un air entendu. « Tu vis dans un quartier blanc. Déménage en banlieue, où il y a plus de personnes immigrantes, tu auras moins de problèmes. »

Je n’avais jamais mesuré l’ampleur de l’hostilité qui sous-tend mon quotidien jusqu’à ce qu’un jour je l’entende de la bouche de mon tout-petit. Mon mari a des origines écossaises, avec une peau pâle et des cheveux blonds. Notre fils, à trois ans, n’est pas aussi foncé que moi.

Plus tôt cette année, j’étais à la garderie et je l’habillais pour partir lorsqu’il a pointé un bébé métissé dans le corridor. « Maman, je n’aime pas le bébé brun ». « Pourquoi tu dis ça? » j’ai demandé, choquée. « J’aime les autres bébés », il m’a répondu, et a ajouté : « le caca c’est brun, maman, c’est un bébé caca. » J’étais ébranlée qu’il compare une couleur de peau à des excréments. La veille il avait remarqué ma peau foncée pour la première fois : « Maman », il m’avait dit, « tu es brune ». Nous n’avions jamais parlé de couleur de peau à la maison auparavant.

Les jours qui ont suivi, chaque fois que j’allais chercher mon fils, il me demandait pourquoi j’étais brune. « Pourquoi maman? Pourquoi, pourquoi, pourquoi t’es brune ? » Plusieurs de ses ami.es à la garderie lui avaient dit que je n’étais « pas gentille » et que j’étais caca à cause de ma couleur. « Qu’est-ce que tu leur as répondu? » je lui ai demandé. « J’ai dit « Ma maman, elle est très, très, très gentille. » » Mon pauvre bébé me défendait contre les autres enfants à cause de ma couleur de peau.

Je lui ai expliqué que je suis née en Inde où il fait toujours chaud et que le « brun » aide les gens dans les endroits chauds à se protéger du soleil. Mais ça a continué. Il a passé à « ne pas aimer » une des éducatrices qui venait d’Haïti. J’en ai parlé à une autre mère, qui est blanche. Elle m’a dit que son fils lui avait dit la même chose par rapport à l’éducatrice haïtienne. Elle a chicané son enfant, et il a arrêté d’en parler à la maison. Mais il a continué d’agacer mon fils à propos de sa « maman brune » à la garderie.

Les enfants du groupe de mon fils avaient entre trois et cinq ans, la plupart avaient environ quatre ans. J’ai parlé aux éducatrices de ces incidents quotidiens. Elles ne semblaient ni surprises ni choquées. Elles m’ont assuré, de façon plutôt condescendante, que ce n’était pas grave. Elles allaient organiser un atelier pour les enfants sur la diversité,

Et puis, environ un mois plus tard, dans la file au Costco, les observations de mon fils m’ont complètement anéantie. Il était assis face à moi dans le panier d’épicerie. Il a pointé derrière moi et a dit d’une voix forte « je ne l’aime pas ». Je me suis retournée, et j’ai vu un homme noir dans la file d’à côté en train de regarder son téléphone.

« Pourquoi tu ne l’aimes pas? »

« Il n’est pas gentil, c’est pas mon ami. »

« Dis-nous, pourquoi il n’est pas gentil? »

« C’est pas mon ami ». Il a alors pointé vers un homme blanc juste derrière nous et a dit « Lui c’est mon ami ».

« Regarde, l’autre homme, il est juste en train de magasiner, comme nous ».

« Il magasine mal. Il criait ».

Mon fils réalisait qu’il était coincé, et il mentait.

Alors mon mari a demandé, « De quoi il avait l’air? »

« Il était brun ».

C’en était trop pour moi, alors mon mari a pris le relais : « Maman est brune, grand-maman et grand-papa sont bruns, tes cousins et cousines sont bruns… »

« Il était très brun. »

À ce moment c’est devenu clair : puisque mon fils se faisait narguer régulièrement à la garderie à cause de la couleur de peau de sa mère, il voulait détourner le mal vers d’autres qui sont plus foncés qu’elle. Depuis le début du confinement de la COVID, je me prends à penser que notre isolation est un bienfait d’une certaine façon. Elle nous a donné du temps ensemble, en famille, et loin des influences du monde extérieur. Nous gardons notre fils de trois ans à la maison, même si sa garderie a rouvert en mai, et cette décision a amélioré ma vie. Elle m’a emmené du répit. Elle a emmené du répit à mon fils, aussi : le racisme le plus pur est le racisme qui sort de la bouche des enfants.

 

Publié en anglais dans The Globe and Mail le 5 aout, 2020