Du boudoir à la man cave. Quelques réflexions sur les lieux de l’intimité
LUBA MARKOVSKAIA
Illustration: Nadia Morin
Au moment où Virginia Woolf faisait paraître l’essai A Room of One’s Own, où elle revendiquait l’importance pour une femme d’avoir une chambre à soi pour écrire, Ernest Hemingway installait, dans le studio d’écriture situé à l’arrière de sa maison de Key West, un fauteuil de cuir provenant d’un fabricant de cigares cubains, et y accrochait ses souvenirs de chasse. Tandis que l’idée centrale de l’essai de Woolf a eu un important retentissement sur la pensée féministe, le repaire de l’écrivain américain est parfois cité comme l’ancêtre d’un phénomène culturel monté en puissance dans les dernières années, celui de la man cave. Ces temples de la virilité qui ont proliféré dans les sous-sols des maisons de banlieue en ce début de xxie siècle ont de quoi intriguer l’anthropologue amatrice. Une recherche sur Pinterest suffit pour constater la popularité de ces espaces clos destinés à une fréquentation exclusivement masculine, et une émission de télé éponyme leur est même consacrée. On a écrit une multitude d’articles sur les vertus de ce refuge, « dernier bastion de la masculinité [1] », qui, selon le site de Canal Vie, est « vital » pour que l’homme puisse « marquer son territoire [2] ». Cette image inquiétante d’un point de vue hygiénique est néanmoins représentative de cet article, qui décrit essentiellement le mâle comme un animal qu’on essaierait tant bien que mal de domestiquer.
Le terme de man cave aurait été employé pour la première fois dans le livre Men Are from Mars, Women Are from Venus de John Gray, qui explique qu’il est primordial pour la survie d’une relation de couple que l’homme puisse se retirer dans un espace qui lui soit réservé. En 2012, le mot a intégré le Merriam-Webster’s Dictionary. La « caverne » permettrait aux hommes d’être réellement eux-mêmes, dans une maison autrement occupée par des velléités de décoration et d’ordre typiquement féminines. Affranchi du devoir de bien se tenir et de demeurer civilisé, l’homme peut laisser libre cours à ses plus bas instincts dans ce lieu qui lui appartient à lui seul. L’idée est héritée d’un modèle domestique qui date au moins de la révolution industrielle, comme en fait foi la division spatiale des maisons victoriennes du XIXe siècle, et qui a culminé dans les maisons de banlieue des années 1950 : l’épouse est la « Reine du foyer » et le mari, en rentrant du travail, a besoin d’un espace (souvent un bureau) où il peut fuir la marmaille et les préoccupations futiles de la fée du logis. Mais comment expliquer cette montée du phénomène depuis le début des années 2000, alors même que les rapports domestiques sont censés être devenus plus égalitaires ?
On peut parcourir des dizaines de milliers d’exemples de cet espace sur les sites de décoration d’intérieur (23 351 sur Houzz.com), mais le décor demeure d’une frappante unité. Des tons foncés, du cuir qui rappelle les fauteuils des anciens gentlemen’s clubs de l’Angleterre du xixe siècle, où les hommes se rassemblaient pour fumer le cigare et discuter politique (aujourd’hui un euphémisme pour strip club). Un éclairage feutré avec quelques accents au néon (vieilles publicités de bière et autres enseignes rétro), une table de billard, des reliques sportives, des écrans multiples, un système de son tape-à-l’œil et parfois des figurations, bien que subtiles – nous sommes aussi chez Madame, après tout –, de fantasmes érotiques. Cet autel érigé à la masculinité caricaturale a la double particularité d’infantiliser les hommes et de célébrer leur virilité. La man cave est tout droit sortie d’un rêve adolescent – le sous-sol qui procure une impression d’autonomie – et est axée sur les activités récréatives : dards, jeux vidéo, etc. C’est l’ambiance de bar dans le confort de son foyer, soustrait au regard féminin.
Mais ce qui m’intéresse surtout dans la popularité croissante de ces sanctuaires de la testostérone, c’est la supposition sous-jacente que l’homme a davantage besoin de se retirer que la femme (s’il existe quelques occurrences de she sheds dans la culture populaire, le phénomène est très marginal et ne se compare pas à la prolifération massive de sa contrepartie masculine). L’image même de la caverne dans l’expression man cave renvoie à l’homme primitif et à des prédispositions sexuées qu’on suppose préhistoriques, voire biologiques. Le mythe de l’âge des cavernes est souvent invoqué pour justifier une différentiation dite « profondément ancrée » entre les sexes, que ce soit dans les ouvrages de psychologie populaire ou dans des textes carrément masculinistes. Dans un savant mélange des deux genres, Yvon Dallaire fait allègrement appel à la figure du « chasseur-guerrier » pour expliquer les rapports hommes-femmes et prétend que, contrairement aux femmes, les hommes ont appris à se taire en chassant le mammouth. Les explications « préhistoriques » ne sont jamais bien loin des justifications biologiques, comme en témoigne cette perle de Dallaire : « [C]omme notre cerveau humain ne fait pas la différence entre un danger réel (un tigre) et un danger virtuel (la tigresse qui existe en toute femme), on peut comprendre la réaction atavique de l’homme en situation stressante [3]. » L’invocation de cet âge des cavernes dont on ne sait réellement pas grand-chose est particulièrement néfaste lorsqu’on s’en sert pour justifier quelque penchant sexué que ce soit. Il peut au contraire être utile d’examiner les origines d’un imaginaire lié à un besoin considéré comme fondamental, mais qui est bien sûr avant tout culturel.
Dans les sociétés occidentales, c’est au tournant des xviie et xviiie siècles qu’on voit pour la première fois massivement apparaître dans l’architecture d’intérieur des espaces clos, retirés (chambres, cabinets, alcôves), qui témoignent de l’émergence progressive d’un souci d’intimité au sein du foyer [4]. Il était déjà reconnu, au moment où ces espaces fermés surgissaient pour répondre à un besoin grandissant de retraite loin des regards, que les deux sexes avaient besoin de solitude. En France, par exemple, pour les hommes, le cabinet, héritier du studiolo italien, « caractérise l’identité intime de son propriétaire qui revendique un droit au for intérieur [5] ». C’est un lieu généralement rempli de livres « où l’on étudie, où l’on se séquestre du reste du monde et où l’on serre ce que l’on a de plus précieux [6] ». Davantage associé à la sphère féminine, le boudoir permet aux femmes de se retrouver seules ou en compagnie choisie, faire leur toilette, lire et bouder, si bon leur semble. Le dictionnaire de l’Académie française décrit le boudoir, en 1835 (mais les vénérables académiciens avaient déjà l’habitude d’être cent ans en retard par rapport aux phénomènes de société) comme un « cabinet orné avec élégance à l’usage particulier de ces dames ». Dans la conception de l’époque, qui associait grosso modo la sphère masculine à l’esprit et à la raison, et la féminine, au corps et au sentiment, ces espaces étaient prévus pour que, chacun de leur côté, « Monsieur se retir[e] dans son cabinet pour vaquer à ses affaires, quand Madame ira[it] dans son boudoir pour s’adonner à des plaisirs oniriques, intellectuels, ou, plus prosaïquement, charnels [7] ». Le boudoir était en effet associé de près à la luxure, d’où ses fréquentes figurations dans la scénographie de la littérature libertine de l’époque, mais ce que je retiens ici, c’est son caractère qu’on dira au siècle suivant « intime [8] », c’est-à-dire qu’il s’agit d’un espace où peut se développer, loin des regards, un monde intérieur féminin. Il va sans dire que seule une classe de privilégiées avait accès à ces espaces privés et qu’une majorité de femmes demeurait tout de même sans espace clos (c’est le cas notamment des domestiques de ces mêmes maisonnées qui comportaient des lieux de retraite féminins). Reste que l’imaginaire de l’intimité n’excluait pas d’emblée l’idée d’une solitude féminine, contrairement à ce que laisse entendre le phénomène de la man cave.
En effet, celle-ci est présentée aujourd’hui comme un espace essentiel aux hommes qui servirait à réguler les relations hétérosexuelles en « redonnant » à l’homme la liberté perdue au moment de son entrée dans la vie commune, et en lui donnant l’impression de conserver un espace d’indépendance et d’autodétermination. Les femmes, elles, seraient parfaitement comblées par la présence constante des enfants et les soins à prodiguer en continu à la maisonnée. Les hommes interviewés par le sociologue Tristan Bridges, qui mène actuellement un projet de recherche sur les man caves, déclarent avoir besoin de cet espace, puisque le reste de la maison appartiendrait à leur épouse. Le chercheur a constaté dans ses entrevues que la raison principale invoquée pour la nécessité de se tailler un lieu secret est liée à l’interdit conjugal : « Ma femme ne me laisserait jamais faire X, Y ou Z [9]. » À l’interdit féminin, qui évoque un interdit maternel, on oppose, de façon souvent ludique, comme par renversement carnavalesque [10], une interdiction d’entrer destinée aux femmes. De nombreuses affichettes sont d’ailleurs disponibles sur le marché pour orner les portes des cavernes et illustrer cette proscription. Le carnaval opère un renversement temporaire des hiérarchies et des relations de pouvoir, et cette pièce serait donc une exception à la prétendue gynocratie qui régnerait dans la maison. Or, lorsque Bridges demande aux propriétaires des man caves de nommer des espaces qui appartiennent exclusivement à leur épouse, ils énumèrent sans hésiter la cuisine, la salle de lavage – des pièces associées à des tâches domestiques, et non au repos ni au divertissement.
Le phénomène est donc basé sur une impression de domination féminine sur la vie domestique des hommes, impression qui s’avère erronée dès qu’on gratte la surface puisque les femmes ont en moyenne cinq heures de moins de temps libre par semaine que leur mari [11]. L’idée de la nécessité d’une man cave vient conforter l’illusion du pouvoir de l’épouse sur le « territoire » du foyer conjugal, alors même que les zones de la maison qu’on associe à la liberté féminine sont des lieux de travail et non de loisir. Il n’est pas étonnant que ce soit aux femmes que s’adressent le plus souvent les textes qui vantent les mérites de la man cave, car celles-ci se doivent d’assurer l’harmonie du couple en cédant un petit coin de « leur » maison à leur partenaire. C’est le cas de l’article de Canal Vie, cité au début de ce texte, qui renforce l’idée de l’« importance » de la man cave pour « votre conjoint », avec des images de chasseurs-cueilleurs à l’appui :
Il y a des millions d’années, l’homme partait à la chasse alors que la femme s’occupait des enfants à l’abri dans une caverne. Les temps ont bien évolué. La femme sort de sa caverne pour « chasser » à son tour, mais elle conserve tout de même le contrôle de la demeure. L’homme se retrouve avec de moins en moins d’espace pour exprimer sa virilité. En possédant un lieu où tout est permis, il marque son territoire et fait rejaillir sa véritable identité.
Même si on ignore le fait que dans cette métaphore, la caverne représente à la fois la maison et le fameux « lieu où tout est permis », on voit aisément que l’argument joue un rôle pernicieux, celui de suggérer que la femme régnant sur la sphère domestique, elle n’a pas besoin d’un espace désigné. Selon cet article, l’homme a besoin de cet espace pour « s’y réfugier » et « réguler ses émotions », mais il ne sait pas le faire par lui-même : « Votre conjoint ne vous dira pas : « J’ai besoin d’un lieu pour me calmer. » (Ça serait vraiment étonnant !) » Oui, votre homme est une bête qui ne sait que grogner, alors veillez sur ses besoins émotifs en lui prévoyant un petit coin bien à lui. Autre avantage, « il pourra y mettre tout ce dont [sic] vous n’avez pas envie de voir dans la maison, […] à l’abri des regards de vos amies ». On présuppose donc toute une société féminine qui viendrait juger les goûts douteux de ces messieurs (« [s]on miroir en forme de verre de bière, son jeu de fléchettes, ses modèles réduits de voiture »). L’article se termine en rappelant que « [c]ertains psychologues mentionnent même que cet endroit assure une certaine pérennité aux relations amoureuses. Il semble donc judicieux de laisser un espace à l’homme de votre vie ». C’est aussi l’argument de John Gray dans Men Are from Mars, Women Are from Venus : pour la survie du couple, il faut comprendre que l’homme a naturellement besoin d’un « time-out », tandis que la femme a besoin de rester en constante communication, dans une dynamique de don de soi en échange d’affection et d’appréciation.
S’il est facile de se moquer des tendances déco de lointains sous-sols de banlieue ou des conseils de psychopop, il est tout aussi aisé de reprendre à son compte, sans trop le remarquer, l’idée qui se trouve derrière la popularité du phénomène de la man cave : celle que les femmes ont « naturellement » moins besoin d’une chambre à soi que les hommes. Les espaces que l’on se creuse pour y réfugier notre intimité ne sont pas banals. Ils sont le reflet d’un phénomène de société plus vaste touchant l’idée que l’on se fait collectivement du for privé. Aujourd’hui, alors qu’on parle de charge mentale, il me semble essentiel de se pencher sur ces lieux d’un point de vue culturel pour déconstruire les préjugés essentialistes qui sous-tendent leur succès fulgurant. Pour reprendre une allégorie beaucoup plus ancienne de la caverne, ne prenons pas les jeux d’ombres pour des réalités.
[1] https://www.boston.com/yourlife/home/articles/2005/02/03/man_land/
[2] https://www.canalvie.com/couple/amour-et-relations/articles-amour-et-relations/pourquoi-le-man-cave-est-il-si-important-1.1410646
[3] Yvon Dallaire, Cartographie d’une dispute de couple. Le secret des couples heureux, France et Suisse, Jouvence, 2007, p. 60, cité dans Francis Dupuis-Déri, La crise de la masculinité. Autopsie d’un mythe tenace, Montréal, Éditions du remue-ménage, 2018, p. 166. Voir les pages 163 à 170 de l’ouvrage de Dupuis-Déri pour une déconstruction du mythe de l’âge des cavernes dans le discours masculiniste.
[4] Annik Pardailhé-Galabrun, La naissance de l’intime. 3000 foyers parisiens. XVIIe-XVIIIe siècles, Paris, PUF, 1988.
[5] Michel Delon, L’invention du boudoir, Zulma, 1999, p. 22.
[6] Dictionnaire de Furetière.
[7] https://www.brown.edu/Research/Equinoxes/journal/Issue%2011/Eqx11_Higelin-Fuste.html
[8] Le terme ne désigne encore sous l’Ancien Régime que la relation de proximité entre deux personnes, car ces catégories sont en pleine mutation.
[9] https://melmagazine.com/this-guy-studies-man-caves-for-a-living-heres-what-he-s-learned-3a6b6e652dcc
[10] Mikhaïl Bakhtine, François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, 1982.
[11] https://www.pewresearch.org/fact-tank/2013/06/10/another-gender-gap-men-spend-more-time-in-leisure-activities/