Autobiographie alimentaire
NOÉMIE GB
Illustration: Catherine Lefrançois
De mémoire de femme
La nourriture a d’abord été un manque pour moi bébé.
Il a fallu du temps au monde pour comprendre que c’est parce que maman n’avait pas assez de lait que je pleurais.
À mon commencement, j’avais faim.
Mais je me suis bien rattrapée et ce qui reste dans ma mémoire à moi, c’est que j’ai toujours aimé manger.
Maman ne semblait pas tant aimer cuisiner. Chez elle, c’était du plat tout prêt ou un souper-petit-déjeuner (<3) ou le « ce soir, on grignote, servez-vous dans le frigo » qui était plutôt le fun pour ma petite sœur et moi!
Je me souviens de ces plats qu’elle cuisinait malgré tout et que je lui commande encore quand je retourne du côté chaud du Gulf Stream : la daube, les escalopes de dinde à la crème et aux champignons de Paris, le gratin dauphinois, le gâteau au yaourt, le pain perdu et les crêpes.
Mon enfance culinaire se passait aussi chez mamie qui nous cuisinait ce qu’on voulait. Chaque cousin, cousine, petite sœur avait son plat, c’était de la job! Et ça n’était pas rémunéré…
Je me souviens surtout :
des cannellonis que j’engouffrais sans modération – mais avec une certaine culpabilité, moi qui était la plus grosse de la famille,
du lait chaud au miel apporté avant de dormir dans le lit qu’on partageait avec ma cousine juste après avoir joué notre adaptation des Chevaliers du zodiaque,
de la galette des Rois – la couronne briochée du sud-ouest hein, pas la frangipane parisienne –pour laquelle on développait des stratégies avec les cousins et la cousine pour repérer la fève avant le service,
du pain frotté d’ail que m’avait fait découvrir papi, un autre homme abusif (tu faisais quoi Gillette à cette époque à part entretenir la masculinité toxique?!).
Et bien sûr, pour les occasions spéciales (ou pas), il y avait les repas de famille sans fin dans la maison de pépé et mémé nichée au pied des Pyrénées commingeoises :
apéro tapas – olives farcies aux anchois, mejillones en escabeche, calamares en su tinta, chips arrosés de soda pour les enfants et de pastis, kir et autres pour les adultes,
entrée – asperges, melon des Charentes, jambon de pays maison préparé par pépé,
plat – volaille rôtie ou saucisses maison de l’oncle, grillées au barbecue (avec l’alcool, c’était la seule partie du repas prise en charge par les hommes), haricots verts et « petites patates rondes » comme on appelait les pommes dauphines surgelées,
fromages – SO MANY – camembert, roquefort, tomme des Pyrénées, chèvre et puis cantal doux et Babybel pour celles qui n’aiment pas le « vrai » fromage,
et enfin le dessert acheté à la pâtisserie, adapté à l’occasion et toujours délicieux.
Pour clore le tout, avant la sieste pour les hommes et la vaisselle pour les femmes (partage des tâches), il y avait le café.
Le moment qu’on adorait avec ma cousine, c’est quand notre pépé catalan, communiste et bon vivant agrémentait son café d’un peu d’Anis del Mono, un digestif dont il nous laissait imbiber un sucre en passant!
Goût délicieux, au mélange d’anis et d’excitation à l’idée de faire quelque chose qui n’est pas pour les enfants!
On rentrait le soir avec maman et petite sœur, en se disant qu’on avait trop mangé et « on va pas manger ce soir! » et puis finalement on finissait les restes devant la télé…
Et ça m’écrase l’estomac d’angoisse de penser aux colères de papi, aux hommes qui ne se levaient jamais pour servir ou desservir, et au sentiment d’être piégée dans un rôle semi-imposé dans la dynamique familiale, moi étiquetée écolo et féministe.
Et puis aussi ça me fait sourire, ça me remplit de joie, ça me fait monter des larmes de nostalgie…
Et des larmes de tristesse en me rappelant que les lieux où ces moments ont existé ne sont plus :
l’appartement de mami et papi a été détruit quand la Ville rose a décidé qu’elle ne voulait plus de ces grandes barres HLM en béton gris,
la maison de pépé et mémé est vide et abandonnée, la nature y a repris ses droits depuis qu’ils sont morts puisque la propriétaire qui leur louait depuis si longtemps n’en a rien fait.
Et de l’autre côté
À quelques centaines de kilomètres de cette famille maternelle multiple et bruyante se tenait mon père. Tombé d’une famille empoisonnée de 12 enfants dispersés aux quatre vents par des parents violents, il était là, comme isolé du monde.
Mon père exprimait ses racines en cuisinant les plats de son Espagne natale ou de sa Catalogne française d’adoption :
la paëlla cuite au feu de bois dans la cour de la maison,
le poulet à la catalane,
les rognons au Madère – parce que par respect pour l’animal, il faut en manger toutes les parties,
les boles de picolat et leur parfum délicat de cannelle,
le poisson qu’on venait de pêcher ou les tourteaux du marché breton jetés vivants dans la casserole d’eau bouillante – plaisir gustatif né ouvertement dans la douleur,
la crème catalane avec la surface sucrée fondue au chalumeau de soudeur,
et tout ça toujours avec son accompagnement de vin, le plus souvent un Côtes-du-Rhône ou du Roussillon.
Mais avec lui parfois la nourriture devenait incompréhensible et douloureuse pour l’enfant que j’étais.
Par exemple, petite je ne comprenais pas en quoi finir mon assiette ou pas pouvait avoir un impact sur « les enfants qui meurent de faim dans le monde ». Qu’est-ce que j’étais censée faire par rapport à cette responsabilité?
Mais comme c’était mon père, je me taisais et je finissais mon assiette.
Pourquoi voulait-il prouver que je jouais la comédie quand je disais ne pas aimer la soupe de légumes alors que je n’aimais juste pas la soupe de légumes? Pourquoi fallait-il qu’il tente de me prendre au piège en essayant de la faire passer pour de la soupe de poisson?
Mais comme c’était mon père, je me taisais et je finissais mon assiette.
Après tout il m’avait bien fait comprendre que si je m’écartais du chemin incohérent qu’il traçait narcissiquement pour moi, il allait m’abandonner.
Alors si ça voulait dire manger même si chaque bouchée semblait être celle qui me ferait vomir je le faisais…
Combien d’années m’a-t-il fallu pour être capable de ne pas terminer mon assiette?
C’est malgré tout chez ce père que j’ai le plus appris de la nourriture, du plaisir qu’elle porte et de sa préparation.
Et ce que j’ai appris et ce que j’ai aimé continuent à influencer ce que je cuisine encore aujourd’hui, même si je n’ai pas reparlé à ce père depuis plus de 10 ans.
Il y a quelque chose de déchirant et de douloureux à avoir pris autant de plaisir avec sa cuisine, alors qu’il m’a aussi tellement brisée et empoisonnée. Ça laisse une sorte de confusion douloureuse au creux de l’estomac et du cœur.
En créant mon propre chemin culinaire, j’ai pris la direction des desserts.
J’aime voir le plaisir anticipé des gens quand ils aperçoivent un de mes gâteaux au chocolat et leur satisfaction quand ils le dégustent ou le dévorent!
Jeune adulte, les desserts étaient devenus une part de mon identité; ça m’a pris des années à parvenir à aller à un party sans cuisiner un dessert, incapable d’imaginer que ma simple présence soit suffisante…
Cuisine lointaine
Le voyage, ça permet des découvertes culinaires merveilleuses :
j’ai mangé la meilleure viande de ma vie au Maroc : de l’agneau en grillade qui était préalablement suspendu à un stand au bord de la route, dans les montagnes, entre Marrakech et Ouarzazate;
j’ai dégusté les mets les plus goûteux en Thaïlande, de la vendeuse dans la rue au restaurant branché. La salade de papaye verte pimentée, les brochettes de viandes, le khao phat… un délice;
les poissons de la côte caribéenne colombienne dégustés au bord de la plage et les milliers de fruits tropicaux sucrés et juteux.
Je salive à l’idée de tout ce qui me reste encore à goûter et découvrir!
Manger mon militantisme
Arrivée à l’université (après avoir miraculeusement survécu à des années de repas à la cantine pendant toute ma scolarité, notons-le), j’ai étudié en biologie, et j’ai appris toutes sortes de vérités :
que j’étais omnivore comme tout bon être humain et que ma place dans la chaîne alimentaire impliquait de manger de la viande,
que l’élevage intensif avait toutes sortes de conséquences catastrophiques sur l’environnement, sur les cultures maraîchères de nombreuses populations et sur les animaux eux-mêmes.
Et j’étais toujours omnivore.
Des années plus tard, des milliers de kilomètres plus loin, au Laos, j’ai rencontré un veau.
Une rencontre brève et superficielle puisqu’il a rapidement été tué pour être servi au repas festif qui se préparait. Ce veau-là, j’ai pas pu le regarder mourir.
Mais il a provoqué un déclic : « Si je ne suis pas capable d’assumer sa mort, je ne mange pas sa viande. »
Ce veau m’a amené une nouvelle étiquette militante s’ajoutant à celles de « féministe » et « écolo » : celle de « végétarienne ».
Toujours à naviguer entre le plaisir et la douleur de la nourriture, pour moi et l’ensemble des êtres vivants, j’ai ainsi ajouté du grain à moudre pour tous les (nombreux) « avocats du diable » de France et de Navarre (*eye roll*).
Maison lointaine
Après la chaleur équatoriale du Laos, j’ai rejoint le froid boréal du Québec.
Immigrer, c’est aussi changer d’univers culinaire et ça donne des choses nouvelles :
j’ai la larme à l’œil en retrouvant les biscuits de mon enfance à l’épicerie que je paye alors à des prix ridiculement élevés,
j’ai découvert des vins du monde parce que les vins que je connaissais étaient hors de portée de mon budget,
manger des cerises et des figues juteuses directement dans l’arbre est devenu un lointain et exotique souvenir.
Bref, après sept ans au Québec, ma liste de « madeleines de Proust » est plus longue que la liste hebdomadaire de l’épicerie à 75 $ d’une famille de quatre.
Se faire manger par ses émotions
Un jour, j’ai commencé à avoir des douleurs à l’estomac et aux intestins.
Ça m’a fait réfléchir à mon alimentation (encore).
Et ça m’a fait réaliser que je n’étais pas si libérée de l’industrie des régimes qui nous met dans la tête très tôt que notre corps ne sera beau que s’il est mince.
Pourtant, je n’avais pas fait de régime amincissant depuis la fin de mon adolescence et j’étais féministe, alors quoi?
Eh bien j’ai juste suivi la tendance de l’industrie véhiculée par les médias : pour continuer à faire de l’argent après que les régimes amincissants eurent été dénoncés comme inefficaces, voire dangereux : l’injonction de minceur a été mise au second plan et remplacée par l’idée de devoir « manger santé » pour nous sentir bien et vivre le plus longtemps possible (et bien sûr la minceur devrait en résulter puisque notre société grossophobe continue d’associer « bonne santé » et « minceur »).
À ce moment-là, j’ai maudit sur 10 générations l’industrie des régimes réorientée et le brainwashing médiatico-capitaliste qu’elle nous fait subir.
Alors j’ai décidé de tout lâcher. De tout déconstruire. De me laisser aller. De manger ce que je voulais.
J’ai lu sur l’industrie des régimes et j’ai intégré à mon paysage virtuel des féministes grosses et merveilleuses qui parlent de grossophobie et détruisent le culte de la minceur.
Puis, j’ai vu une nutritionniste qui m’a dit que pour stopper les douleurs, je devais arrêter de manger certains aliments (une si longue liste d’aliments!).
J’étais découragée, anémiée et au bord des larmes quand je lui ai répondu en bredouillant que j’essayais de moins contrôler mon alimentation… Elle n’a pas compris ma détresse.
Comment me priver de ce plaisir fondamental dans une vie qui me semblait si dure en cet instant.
J’ai suivi ce foutu régime et ça a aidé avec la douleur, mais pas avec la déprime due à la privation, alors je l’ai laissé tomber dès que j’ai entrevu une autre voie.
Je me suis tournée vers le système bien plus bienveillant et subtil de l’ayurvéda parce que la vie a généreusement mis sur mon chemin des personnes qui ont partagé leurs connaissances avec moi.
Au lieu de travailler sur les symptômes, ce système travaille sur les causes : comment raviver mon feu digestif épuisé par tous les traumas, le froid et sept années de doctorat?
La navigation continue entre douleur et plaisir avec cette nourriture qui alimente mon corps, mon esprit et l’histoire de ma vie…