Astrid, se faire soi-même

Astrid 600

VALÉRIE GONTHIER-GIGNAC

Photo: Satya Jack, www.jackraw.com

 

Quand elle avait huit ans, Astrid Dansereau se souvient d’avoir demandé à sa grand-mère à quel moment ses seins commenceraient à pousser. « Je m’identifiais à des modèles féminins, je m’intéressais aux affaires de filles… À la puberté, ça a été vraiment pénible : mon corps s’est mis à changer dans le mauvais sens. » Si elle savait depuis longtemps qu’elle n’était pas comme les garçons, c’est vers seize ans qu’elle a connu le mot pour décrire son état : transsexuelle.

Mais à ce moment-là, pas question de se dévoiler. À personne. Elle s’assure de passer inaperçue en faisant ce que les garçons font : elle s’intéresse aux chars, aux moteurs… Les stéréotypes de genre, ça lui connaît :

« Les normes sociales sont claires : même si tu ne le sens pas, c’est assez facile d’imiter les comportements qu’on attend de toi. Même être père! J’avais dix-neuf ans quand ma fille est née, penses-tu que je savais comment être ça, un père? J’ai fait comme pour le reste, j’ai regardé comment les gars faisaient, et j’ai fait comme eux. »

Mais, à mesure que le temps passe, le rôle devient de plus en plus difficile à jouer. Chaque automne, à l’approche de son anniversaire, Astrid devient triste, se désole à l’idée de voir son corps vieillir alors qu’elle a l’impression de ne l’avoir jamais vraiment habité.

En novembre 2012, Astrid a 27 ans quand elle commence à s’informer de manière concrète et factuelle sur le processus de transformation. Toute seule, sans consulter son entourage, elle prend sa décision. « C’était un point de non-retour. J’étais prête à tout perdre. » Toujours en couple avec Patricia, la mère de leur fille de neuf ans, elle choisit de lui faire son annonce le soir du 14 février. « Ça a été quelque chose… Patricia a commencé la discussion en me disant qu’elle était enceinte! Elle était sous le choc quand ça a été mon tour de parler ».

Avant de commencer sa transition, Astrid se soumet au processus d’évaluation psychologique prévu au protocole médical. « Tout au long de cette période, Patricia a espéré que je change d’idée ». Entre les « je t’aime, je vais te soutenir là-dedans » et les « c’est trop, on va se laisser », l’acceptation de Patricia s’est faite progressivement. Mais, de plus en plus sûrement, elle s’est investie dans la transition : « Au début, je pensais simplement féminiser Alexandre en me faisant appeler Alexandra, mais elle n’a pas été d’accord. Elle m’a dit : “Tu as une chance unique de choisir un prénom qui te représente vraiment, tu vas la prendre!”  On a passé quelques mois, le nez dans les livres de prénoms, à chercher un nom de garçon pour notre fils qui s’en venait, et un nom de fille pour moi. »

Finalement, trois prénoms ont été retenus : Astrid Skadi Adelheid. ASA est un préfixe qui signifie dieu dans la culture scandinave. La culture scandinave, celle des femmes du nord, des femmes fortes : « Astrid, c’est celle qui est fidèle aux dieux. Pour Skadi, si tu vas lire son histoire, tu verras qu’elle devient une déesse : elle représente la transition. Et pour le dernier, en plus de la référence à la noblesse, il vient de ce que si j’étais née en fille, ma mère m’aurait appelée Adélaïde. » Le petit garçon, lui, a été nommé Grégoire.

Si certaines femmes trans choisissent de garder leur pénis, pour Astrid, il n’en a jamais été question : « L’opération a été une libération! » Ce dimanche soir là, Patricia et Astrid devaient passer une soirée en amoureuses pour « profiter » une dernière fois du pénis qu’Astrid devait se faire enlever le lendemain. « Finalement, l’hôpital a appelé vers 18 h pour me dire de rappliquer au plus vite. Je m’étais trompée de jour! » Astrid en rit encore; ni elle ni Patricia n’ont regretté cette cérémonie avortée d’adieu au pénis : « On avait déjà eu le temps de s’en occuper. »

Ce n’est que quelques mois plus tard qu’Astrid et Patricia ont refait l’amour, quelque part au début 2015. « Ça a été magique. Je pleurais, Patricia pleurait de voir qu’elle pouvait me faire ressentir tout ça. »

Le pénis, à l’opération, est ouvert sur la longueur, et le gland est écrasé et allongé pour reformer un clitoris. Les lèvres sont reconstruites avec la chair du pénis, et la peau, sensible est utilisée pour tapisser l’intérieur du vagin. « Pour les gars, la sexualité, c’est très localisé, ça se réduit pas mal au gland. Mais pour les filles, les sensations viennent de partout! »

Rapidement, Astrid a voulu explorer les limites de sa nouvelle sexualité. « Ma transformation a fait que nous sommes toutes les deux devenues lesbiennes. Je ne voulais pas subir cette nouvelle orientation sexuelle, alors j’ai eu besoin d’aller voir ailleurs, de le faire avec un homme, pour savoir ce que ça faisait. Patricia était d’accord, elle comprenait. »

Astrid n’a pas détesté l’amour avec un homme, mais pas assez pour vouloir développer une relation privilégiée avec l’un d’eux. Mais le besoin d’expérimenter, lui, est resté vif : « Avant, j’étais plus coincée que ça. L’opération a vraiment changé mon rapport au sexe. »

Le compte Instagram d’Astrid reflète sa préoccupation pour la sexualité. À travers une ou deux photos de famille, puis celle d’Astrid toute menue dans son uniforme de la STM avec ses cheveux tirés vers l’arrière en queue de cheval, les photos plus osées en petites culottes, avec ou sans dildo aux hanches, s’accumulent. Par contre, la photo du pubis reconstruit d’Astrid se fait censurer à chaque nouvelle publication. Pour contourner la règle, elle a ajouté une étoile lumineuse sur sa vulve. « C’est important, de montrer que les trans ont une sexualité. Et j’ai envie de la montrer, ma vulve, je la trouve belle et je crois que les gens qui s’intéressent à la transsexualité veulent voir ce genre d’image. Tiens, regarde », dit-elle en me tendant son cellulaire.

Une vulve parfaite, à donner des complexes. Des lèvres découpées, nettes, qui s’entrouvrent pour laisser voir un clitoris tout rose. Sur une autre photo, toutefois, une cicatrice apparaît, à la base des lèvres, pas très loin de l’entrée du vagin. Encore boursouflée, elle témoigne du caractère récent de la transition.

De cet Alexandre qu’elle a laissé derrière, Astrid parle à la troisième personne de l’imparfait, avec une certaine empathie : « Certains trans détruisent tout de leur passé. En fait, pour eux, le passé n’existe pas, car ils considèrent qu’ils sont nés le jour où ils ont eu leur nouveau corps. Je n’ai pas été aussi radicale avec Alexandre. Il n’était pas moi, c’était un personnage, quelqu’un de mal dans sa peau… Mais il a existé, dans ma vie, celle de ma conjointe et de ma fille, et ça nous a semblé naturel de garder des photos de lui dans la maison. »

Tout attachée qu’elle était à son père, la fille d’Astrid a pourtant été une des premières à l’accueillir dans sa nouvelle identité : « Ce qui lui faisait le plus peur, c’était que je disparaisse. Quand elle a compris que je serais toujours là, elle a laissé les choses aller, naturellement. C’est la première qui a féminisé les mots pour moi. Et très vite, elle a arrêté de dire Papa, pour m’appeler Mamou. »

Chez les adultes, les proches, la féminisation n’est pas allée de soi, et certaines personnes se trompent encore en s’adressant à elle. Sans être intransigeante, elle n’hésite pas à ramener les fautifs à l’ordre : « Un oubli, je peux comprendre, mais si je sens que ça vient d’un manque d’effort, je durcis le ton. »

Et dans son travail, Astrid n’hésite pas à affirmer ce qu’elle est, voire à provoquer un peu la transphobie affichée de certains passagers : « L’autre fois, dans l’autobus, il était question de transsexualité à la radio. Un bonhomme qui s’était assis en avant s’est mis à déblatérer sur le fait que c’était donc ben rendu dégénéré de laisser les gens changer de sexe, que ça devrait être interdit, etc. Je l’ai laissé dire toutes les bêtises qu’il avait en tête. Après, je lui ai dit : “Si vous étiez assis à côté d’une trans, vous seriez surpris…

–        Je le saurais!

–        Ah oui? Ben moi, je suis trans.”

Il ne m’a crue que lorsque je lui ai montré ma carte de chauffeur, qui n’avait pas encore été remplacée. Il est sorti à l’arrêt suivant. »

Il faut dire que son employeur, la STM, l’a appuyée à travers toutes ses démarches : « Ma directrice syndicale a été extraordinaire, elle a tout fait pour me faciliter la vie. » On a mis à la disposition d’Astrid un nouvel uniforme, une nouvelle épinglette avec son nom avant même que le changement d’identité ne soit officiel. Et, surtout, on n’a toléré aucun manque de respect à son égard : « Un jour, un de mes collègues m’a fait un discours religieux, comme quoi j’étais une créature du diable, que j’irais en enfer… Il s’est fait avertir assez vite. »

Pas question de se laisser intimider. Astrid est maintenant heureuse, bien dans sa peau, épanouie. Et elle assume tout. À certains, qui persistent à lui reprocher d’avoir égoïstement fait passer son intérêt personnel avant celui de sa conjointe et de ses enfants, elle répond gravement : « Ils ont raison de dire que mon changement de sexe est une décision égoïste. Ça l’est, c’est même la décision la plus égoïste que j’aie jamais prise. À ce moment-là, j’étais prête à tout perdre : ma blonde, mes enfants, mon travail, tout… Et je le referais n’importe quand. Dans la vie, je crois qu’on se doit à nous-mêmes de faire ce qu’il faut pour être bien. »