Les années de salle d’attente
MARIE PARENT
Illustration : Nadia Morin
Le médecin dit que mes hémorroïdes sont rendues comme un beau gros chou-fleur. En tout cas, ça ne fait pas du bien.
Avec l’âge, tout tombe. Ça prend un meilleur support. J’aime assez mes nouvelles petites culottes, elles me tiennent bien.
Ça va, vous, vos sécrétions?
Les barrières de la pudeur tombent en même temps que le reste, semble-t-il.
J’ai du mal avec les femmes d’un certain âge.
Les femmes d’un certain âge parlent beaucoup, comme si une incontinence verbale laissait présager la descente de vessie. Les questions indiscrètes et les révélations non sollicitées fuient par le bas-ventre, dégoulinent le long des jambes, se répandent sur le plancher. Je me suis échappée. Quel gâchis. J’ai 26 ans et je contemple avec dédain cette version dégradée de l’humanité. J’ai 26 ans et, tous les derniers vendredis du mois, j’accompagne ma mère dans une salle d’attente d’hôpital où des femmes d’un certain âge essaient de se sentir vivantes.
Huitième rendez-vous de suivi avec le Dr B. Nous rencontrons Hélène. Hélène est une vieille connaissance de ma mère – elles faisaient du yoga ensemble dans les années 80, alors que ce n’était pas encore une pratique très répandue –, une femme frêle qui souffre d’une maladie respiratoire chronique et qui a subi le mois dernier sa troisième chirurgie thoracique en cinq ans. Elle doit avoir au moins quinze ans de plus que ma mère. Sa silhouette fine et droite recouverte d’un grand châle de cachemire détonne parmi les corps généralement négligés de la salle d’attente. Ses yeux impeccablement maquillés ne se détournent du mur que pour nous accueillir quand nous arrivons pour le rendez-vous de 10 h. Elle vient s’asseoir près de nous, comme s’il fallait à tout prix afficher notre complicité de classe, comme si nous devions nous protéger d’un mal mystérieux que ces patient.e.s aux visages grisâtres et affaissés risquaient de nous transmettre. Quand Hélène se départit de son châle de cachemire et de son chemisier de soie pour enfiler la jaquette bleue obligatoire pour la séance de radiographie, une pointe de panique traverse son regard, elle semble un instant oppressée par la peur que son petit corps dépouillé de ses signes distinctifs se perde au milieu des autres, qu’on la prenne pour quelqu’un qu’elle n’est pas, qu’on l’empêche de retourner chez elle, avec les siens. Elle tient fermement contre sa poitrine le sac de plastique contenant ses vêtements. Ma mère lui sourit pour l’encourager au moment où Hélène s’engage dans le couloir. Son père a fait beaucoup d’argent dans la quincaillerie. Il vendait des tuyaux jusqu’aux États-Unis. Son mari était avocat, son frère, professeur. Son fils est comédien. Chaque fois, elle me refait le curriculum des hommes d’Hélène, pour que je comprenne ce que cela signifie, d’avoir toujours baigné dans l’argent et la culture. Ma mère, comme ses frères et sœurs, appartient à la première génération de Québécois.e.s à avoir intégré massivement l’université. Nous descendons d’une longue lignée de paysans. Malgré la croissance honorable et constante de son revenu annuel, elle continue de se présenter dans le monde en fille d’épicier, petite-fille de cultivateur. Je suis restée simple. Aussi simple que Céline et son crock pot. Dans la salle d’attente, ma mère engage la conversation avec les autres patients, touche des bras. Elle ne craint pas de mettre ses mains sur le pauvre monde. Je ne participe jamais à ces bains de foule, j’ouvre un livre ou une revue pour me cacher de ces effusions. Toi, tu es une intellectuelle. Ma mère le dit avec le même air navré que prennent les médecins qui s’adressent à elle. C’est que je me méfie des gens, de leurs mouvements d’humeur, de leurs histoires sordides, de leurs larmes insupportables. Je comprends Hélène mieux que ma mère ne le pense.
L’autre jour, au restaurant avec mes enfants, je me suis rendu compte que si j’arrêtais de parler, ça ne changeait rien. La conversation continuait sans moi.
Les femmes d’un certain âge parlent beaucoup, peut-être pour mieux manifester leur présence, ne pas complètement se fondre dans le décor. L’urgence d’occuper l’espace de façon sonore au moment où le corps se replie, rétrécit, faillit. J’ai 27 ans et je dis à ma mère que je ne vais pas être comme ça, comme elle, comme ces femmes d’un certain âge qui essaient de se convaincre qu’elles ne vont pas disparaître, pas tout de suite.
C’est un petit homme vraiment charmant. Il m’en faut un comme ça.
Ma mère glousse en sortant du bureau du Dr B. Les femmes de la salle d’attente le trouvent beau. Le fait qu’il leur pose chaque fois les mêmes questions sans jamais se souvenir des réponses n’entame en rien sa popularité. Pour la huitième fois en un an : quelle profession pratiquez-vous? Travaillez-vous actuellement? Combien de lésions avez-vous au poumon? Chaque fois, il n’a pas relu le dossier; chaque fois, ma mère lui répond en détail d’un ton posé, sa nature expansive se rétractant soudainement, comme devant tous les hommes qui lui plaisent et l’intimident. L’entaille de 20 centimètres qu’il lui a cousue sur l’omoplate droite ne semble pas non plus atténuer son béguin. C’est moi qui vous ai fait cette longue cicatrice? Je ne devais pas être en forme ce jour-là. Comment est-il possible d’éprouver du désir pour celui qui vous a vue anesthésiée, corps sans visage et sans défense, dont le regard vous a réduite à un carré de peau à ouvrir, dont les mains ont écarté vos côtes pour s’infiltrer dans votre cage thoracique? Faut-il que votre vie affective ait été pauvre et décevante? Ou peut-être le fantasme de s’offrir à l’autre dans la plus extrême vulnérabilité, de s’abandonner en toute connaissance de cause au saccage est-il un signe de maturité amoureuse? Les femmes d’un certain âge ne veulent pas mourir seules.
Quand on y met du sien, tout devient possible.
Lucie refait la décoration dans toute la maison. C’est ce qu’elle nous annonce quand nous attendons dans le couloir menant au bureau du Dr N., l’oncologue. Elle décrit la teinte de vert qu’elle a choisie pour le rez-de-chaussée – un vert mousse très particulier que la décoratrice professionnelle a décrit comme un écrin végétal favorisant la guérison – et raconte son aventure malheureuse avec le papier peint, d’un gris charbon qui assombrissait tout le salon et anéantissait les vertus du vert mousse. Le papier peint a dû être retiré. Deux lampes Berger ont été disposées de chaque côté du divan, de lourds rideaux ont été jetés aux ordures, la lumière a repris possession de toutes les pièces. Quand on est malade, on passe tellement de temps à l’intérieur. Ma mère aussi a entrepris de rénover sa maison depuis quelque temps, malgré les réticences du médecin qui l’enjoint à s’agiter le moins possible. Je n’avais jamais remarqué combien le salon était petit. Maintenant qu’elle y est constamment assise, il lui a semblé essentiel de faire tomber le mur entre le salon et la salle à manger. Il faut vivre dans un espace dégagé, ne pas se sentir pris. Je me sentais prise. Lucie hoche vivement la tête. Tout est possible. J’ai peint ces mots-là au pochoir au-dessus de ma table de chevet. Je respire mieux quand je me retourne dans mon lit et que je les vois. Que faut-il faire d’autre pour que cesse cette sensation proprement physique d’être enserrée dans un étau? S’il faut abattre des murs, abattons-les. S’il faut arracher des rideaux, arrachons-les. S’il faut mettre puis enlever du papier peint, mettons-nous-y immédiatement.
Mais il y a autre chose. Il y a cette nécessité de la dépense, voire peut-être de la dilapidation. J’ai toujours pensé que je vivrais vieille, mais maintenant, je ne vois pas pourquoi je me priverais. Travailleuse autonome, ma mère a économisé toute sa vie afin de s’assurer de n’être un poids pour personne quand la vieillesse viendrait. Elle n’a jamais pensé que la mort viendrait avant la vieillesse. Je me demande si cet entraînement quasi militaire n’a pas participé à accentuer la surprise de la maladie : docteur, je ne peux pas être malade, j’ai tous ces REER qui attendent d’être dépensés, tous ces REER qui garantissent une certaine durée à mon existence. Docteur, je dois vivre, mes investissements sont calculés en fonction d’une retraite dans cinq ans et d’une mort dans trente. Tout est prévu, docteur. Une mort précoce serait inconvenante, peu avisée. Ce capital contenu, lointain, indéfini se trouve soudain libéré en même temps que les désirs avec lesquels il n’a jamais été mis en relation. Je ne vois pas pourquoi je me priverais. Capital et désir se rencontrent et dégagent des potentialités, une énergie qui paraissent à la fois vaines et effrayantes entre les mains d’un mourant. Sous cette impulsion, le capital se disperse et se dissout, le désir s’embrase puis s’éteint. Un substrat de rage soutient ce projet de rattrapage. La vie faiblit, fait mine de s’échapper et, à défaut de la retenir, il faut acquérir, puis achever, jeter, brûler. Ne pas être le seul corps dans la pièce qui soit arrivé à son terme. Sous la rénovation d’une maison couve une étrange révolte.
Le monde s’en va nulle part.
Suzanne reçoit sa chimiothérapie les mardis dans le fauteuil à côté du nôtre. Je ne sais pas exactement de quoi elle souffre, à part de son air maussade. Je sais seulement qu’elle honnit le système de santé public et qu’elle attend Stéphane. Chaque semaine, Stéphane doit venir la chercher à la fin de son traitement; chaque semaine, c’est Jacques, son mari, qui se pointe en fin de compte. Stéphane est toujours retenu à la dernière minute, par la neige, les enfants, l’ingratitude ordinaire des fils adultes. Suzanne le défend à tout coup, mais le reste du monde y passe. Les infirmières qui ne trouvent plus de bonne veine où piquer – elle a dit non au cathéter permanent (bonjour les infections!) qui lui permettrait de ne pas être piquée de nouveau chaque fois; les médecins qui ne comprennent rien à rien; le monsieur du fauteuil voisin qui respire par petits coups bruyants comme s’il s’étouffait (ça me rend toute tendue); la couverture de flanelle qui n’est pas assez chaude; le café instantané offert par la Fondation de l’hôpital qui ne goûte pas bon dans ma bouche – ni dans la bouche de personne. Elle n’est pas de celles qui cultivent la pensée positive, qui lancent leurs désirs dans l’univers en espérant qu’ils leur reviennent comblés au creux de la main. Suzanne conspue l’univers. Les gens, la nourriture, l’air, les draps l’irritent. Presque par défi, je me mets à lui apporter des cafés du Tim Hortons de l’hôpital. Les cafés Tim Hortons échappent miraculeusement à sa vindicte. Je l’amadoue pour mieux la livrer à mon œil intransigeant. J’étudie la vulgarité de cette fureur dispersée à tous vents, ce dernier sursaut de la volonté qui se déploie sans intelligence – sans méthode. Si au moins Suzanne employait sa colère à un quelconque travail de sabotage, si au moins elle s’appliquait (développer les emballages stériles de toutes les aiguilles à sa portée, boucher la toilette à répétition avec des pansements souillés, sectionner les fils des moniteurs). Organiser la destruction à petite échelle. Faire œuvre. À la place, elle dilapide ce qu’il lui reste de force vitale à exercer un contrôle de pacotille sur chaque nouvelle cible de sa frustration. Je suis grand-mère depuis l’année passée. Les jumeaux de mon Stéphane, Stéphane, celui qui vient me chercher tantôt. Veux-tu voir des photos? Adrien est plus costaud qu’Alice, plus roux aussi – j’espère que ça va finir par foncer parce qu’un petit roux qui s’appelle Adrien, il l’aura pas facile. Alice, elle, serait jolie si elle n’avait pas les yeux de poisson du père de ma bru. Je passe les photos une à une sans regarder, les tends à ma mère. Sa bienveillance devant cette exhibition d’une joie non partagée. Sa fierté de me dire dans l’oreille : tu vois, Suzanne, elle aime le monde à sa manière. Mais ça ne dure pas longtemps. L’amour est trop dur pour le corps. Le prochain bénévole qui va lui offrir du café instantané va payer pour ce moment de faiblesse. Je redonne à Suzanne ses photos. Je suis assise face à elles, ces femmes diminuées soutenues par une énergie dévorante, mes deux bras de 29 ans vissés dans ceux du fauteuil. Mon regard se fixe sur le poste des infirmières au fond de la salle, se délocalise vers l’arrière du crâne, là d’où je peux me regarder voir. Trouver la juste distance. C’est à ça que ça ressemble, avoir la peur au ventre. Je ne sais pas si ma mère parle de Suzanne ou de moi.
J’ai toujours hâte de retrouver ma mère dans la salle d’attente. Je ne crains pas l’hôpital, c’est un lieu où je me sens en sécurité. Un lieu qui donne un cadre à la maladie, la contient à l’intérieur de limites bien précises. Raconte-moi ta semaine. Je parle du travail abattu, des gens vus, des livres lus. Ma fille va bien. Elle prend d’autres patient.e.s à témoin : ma fille va bien. Je m’assure d’être toujours à la hauteur du constat. Nous commentons la variété d’airs bêtes de l’infirmière, nous ne l’aimons pas parce qu’elle nous fait sentir la lourdeur de son travail. Quand je serai morte, je vais revenir la hanter, celle-là. Ma mère, qui découvre l’humour noir à 60 ans, ne le manie pas toujours avec subtilité. Je ris très fort quand même, pour l’encourager, mais surtout pour montrer que l’idée de sa mort ne m’intimide pas. Tant qu’on peut en parler et la regarder en face, elle n’osera pas approcher. Toutes les deux, on ne bronche pas, on ne cille pas, on ne cédera rien. Après l’hôpital, on va toujours manger au restaurant. Je feins d’ignorer qu’elle mange peu. Parfois, l’art de l’esquive nous fait défaut. Comme la fois où je vomis mon repas dans la rue. Comme la fois où elle manque de s’évanouir sur une terrasse – le serveur a la présence d’esprit de lui étamper sa guenille mouillée dans le front. La plupart du temps, nous avons l’air d’une mère et de sa fille de 30 ans qui dînent, tout bonnement, le vendredi. Nous rentrons tard dans l’après-midi.
Je suis une boule de peine.
Pas « j’ai de la peine ». Je suis la peine. Cette équivalence entre l’être et la souffrance. La misère du corps qui tombe et ne se relèvera pas. La douleur de la mère qui regarde ceux qu’elle laissera derrière. (J’ai mal avec cette femme d’un certain âge.)
Je me suis échappée.
Elle s’est échappée. On l’a échappée. Et on en est là, à recueillir toutes les paroles prononcées. Ce qui était le signe d’une dépense inutile, indécente, devient matière à consigner, matière à penser. Ce n’est pas une question de regret, ni de repentir. Il semble seulement que ce soit tout ce qui reste, la langue d’une personne, sa grammaire particulière. Nous avons les cartes d’anniversaire (surdimensionnées, dans les dernières années), les courriels envoyés lors des voyages, les journaux de rêves, les notes de cours, la transcription d’une séance chez la voyante à la fin des années 80. Mais on cherche tout ce qui a sombré entre ces lignes écrites, le phrasé singulier du quotidien. Des mots, des expressions nous reviennent parfois, on les note, mais mal. Ça ne sonne pas juste, finalement. On les guette dans d’autres bouches, chez les mères des autres, chez ces femmes d’un certain âge dont on cherche maintenant la présence.
C’est d’une tristesse infinie. Avoir 31 ans et ne pas voir vieillir sa madame.