Alain et moi

Marie-Andrée Bergeron

Je suis allée au secondaire dans une école que j’estime être la meilleure du Centre-du-Québec : la polyvalente La Samare. C’est là que j’ai commencé à devenir la femme que je suis aujourd’hui. Je me souviens des soirées passées avec mes camarades de la Troupe à pratiquer pour notre pièce de théâtre et d’un corps enseignant impliqué, tellement engagé et dévoué. Je me souviens de Marie-Josée, de Daniel pour avoir lu dans leur cours mon premier Tremblay et avoir ensuite demandé Les Chroniques du Plateau-Mont-Royal à Noël. Je me souviens d’avoir récité « Le Vaisseau d’or » pour mon exposé sur Nelligan avec Jo. C’est Yvan qui m’a enseigné l’histoire du XXe siècle que j’avais pris en option. Je me suis trouvée fascinée par les enjeux qui concernaient la révolution russe, la révolution chinoise et la montée des États-Unis au rang de première puissance mondiale. J’avais 16 ans et j’avais l’impression de tout découvrir. Y compris moi-même. Avec Mario, avec Odette, avec mes ami.es, j’apprenais à devenir qui je suis. Une jeune femme un peu intello, un peu artiste, politisée et féministe (n’avais-je pas organisé avec Odette la portion plessisvilloise de la Marche mondiale des femmes en secondaire 4 – nous étions 10, mais quand même). J’apprenais bientôt aussi que j’étais une femme queer : Émilie et moi on s’aimait bien, mais on ne le savait pas encore qu’on s’aimait comme ça (tout le monde le savait, remarque). J’ai eu des excellents modèles à la polyvalente La Samare, tant et si bien que je suis moi-même dans le domaine de l’éducation aujourd’hui. Dans ma classe, tous les jours, j’essaie d’avoir le même effet sur mes étudiantes et étudiants que celui, inspirant, que certain.es de mes profs ont eu sur moi.

 

À cette époque, le directeur adjoint de mon école était Alain Rayes. Très engagé auprès des élèves, Alain nous avait permis de le nommer par son prénom et de le tutoyer. J’avais l’impression qu’il était toujours partout; je le soupçonnais même de sortir de son bureau à la récré pour nous voir et nous assurer de sa présence. On pouvait toujours parler avec lui et j’avais l’impression qu’il était dédié à la réussite de nos projets académiques et parascolaires. Même s’il était davantage engagé dans les sports avec Jean-Noël et le groupe Voltage, il assistait toujours aux pièces de théâtre et aux concerts de l’école. C’était super parce que notre directeur adjoint ne donnait pas l’impression de valoriser un groupe plus qu’un autre et il accordait, me semble-t-il, une grande importance à la diversité. Dans ses yeux, même si j’étais une fille de théâtre, je me sentais égale aux sportives et sportifs ou aux plus nerds, etc. Alain ne me traitait pas différemment à l’époque et j’avais les mêmes droits que tout le monde. Non seulement ça, mais je sais sans l’ombre d’un doute que si l’adolescente dyke que j’étais à l’époque avait eu à subir des insultes homophobes et que cela était venu à son oreille, il m’aurait défendue bec et ongles et aurait réprimandé les coupables de cette injustice. Alain avait cette capacité à faire en sorte que nous nous sentions volarisé.es et en sécurité.

 

Aujourd’hui, par contre, c’est une autre histoire. Alain Rayes est maintenant le lieutenant d’Andrew Scheer au Québec. Je comprends. C’était clairement le meilleur pour la job : il est charismatique et tout le monde l’aime. Mais moi, en tant que femme, féministe et queer, je me sens trahie à un point que je peine à exprimer. Alain endosse les propos de son chef Andrew Scheer, un politicien issu de la droite chrétienne anti-choix et anti-mariage gai. Même si la ligne du Parti conservateur, pour le moment, c’est de ne pas rouvrir ces dossiers, il n’en demeure pas moins que la vaste majorité de son électorat comme de ses député.es se conforte dans un discours qui stipule sans gêne qu’en tant que lesbienne, je ne devrais pas pouvoir me marier, et que, comme femme, je ne devrais pas pouvoir disposer de mon corps comme je l’entends parce que ce serait « contre la loi divine ». Alain aura beau me dire qu’au Québec ce n’est pas comme cela, les acquis sont fragiles et les exemples de discrimination anti-LGBTQ+ et anti-avortement fusent, entre autres chez nos voisins du sud. D’autant que, comme politicien attrayant, Alain, mon directeur, est l’une des voix les plus fortes au sein d’un parti fédéral et la portée des lignes officielles et des politiques conservatrices qu’il défend est pancanadienne. En Alberta, où j’habite, les conséquences sont réelles, car le discours de Scheer tend à légitimer l’homophobie et la propagande anti-choix de ceux et celles qui les font circuler déjà partout, à l’intérieur comme à l’extérieur de leur parti. Un de mes proches (Québécois) me disait récemment ne pas vouloir voter pour Trudeau et penser voter conservateurs : « Il est bon, Rayes, je trouve ». J’ai rétorqué qu’il était aussi bien de me dire qu’il allait voter contre tout ce que je suis. Il a dit que je m’en faisais pour rien, que jamais ces dossiers-là (mariage gai, avortement) ne seraient rouverts. Mais là n’est pas le point, à mon avis. Car Scheer (et Alain, par extension) contribue par son discours à maintenir bien vivante l’homophobie crasse sous prétexte de « croyances personnelles ». Andrew Scheer et les conservateurs nous disent implicitement que non seulement ce discours-là est acceptable, mais qu’il est possible, voire souhaitable, qu’un homophobe soit porté au pouvoir et devienne premier ministre du Canada. Hélas !, contre cette intimidation politique et sociale, Alain ne me défendra pas, au contraire. Et ça, l’adolescente que j’ai été et qu’il a contribué à former n’en croit pas ses yeux. Ni son cœur, d’ailleurs.