Trop aimer Nicole Kidman
LAURENCE CÔTÉ-FOURNIER
Illustration : Nadia Morin
Pendant des années, le vendredi m’est apparu comme une journée bénie entre toutes, une journée pleine d’espérances et de possibles, non pas parce qu’elle annonçait l’arrivée de la fin de semaine et la relâche de l’école, mais parce que cette journée-là, de nouveaux magazines arrivaient en kiosque.
Je ne les ai pas toujours consultés aux mêmes endroits, mais de la tabagie au Loblaws, le rituel ne variait pas. Chaque fois, je me précipitais d’abord vers ceux qui avaient le plus de potentiel : les magazines de cinéma ou ceux, américains, spécialisés dans les potins et les entrevues people. Venaient ensuite les magazines québécois qui faisaient une large place aux vedettes d’Hollywood, puis les français. De Premiere à 7 jours en passant par Paris Match, j’avais au moins sept magazines à éplucher, en espérant ne pas me faire avertir parce que j’avais la mauvaise idée de lire, ce qu’on interdisait sans achat.
La traversée était rapide. Une lecture en diagonale suffisait, puisqu’une seule chose m’intéressait : avoir des nouvelles de Nicole Kidman. Trouver des photos d’elle, trouver une entrevue avec elle, apprendre dans quel film elle jouerait et, si je tombais sur une perle – un vrai article et pas seulement une photo de tapis rouge ou une mention rapide –, acheter ledit magazine, le cacher dans un sac et le ramener à la maison en espérant que ma mère ne se rende compte de rien. Elle n’encourageait pas cet usage de mon allocation hebdomadaire, mais l’amour était plus fort que l’interdit, et si cette phrase, écrite à des années de distance, peut paraître d’une intensité un peu trop grande, elle n’en reflète pas moins ce qui se jouait là pour moi. L’existence de Nicole avait plus de consistance que la mienne, et rien dans mon futur ne semblait offrir les mêmes possibilités que celles que permettaient le défilement des rôles qu’on lui offrait et les retournements de sa vie amoureuse.
Cette passion demeure inexplicable pour moi. Je ne sais ce qui s’est produit, je ne le comprends toujours pas, mais voilà : je suis devenue obsédée par Nicole Kidman après avoir lu un article sur elle dans La Presse, rien de plus qu’un portrait générique qui présentait sa carrière au moment de la sortie de Batman Forever, l’une des œuvres les moins significatives de sa filmographie. Même s’il n’y avait rien là pour convertir une athée, cet amour est devenu le fil d’or de ma vie. J’avais dix ans. Depuis 1995, je suis sa vie à la trace et je connais son visage davantage que le mien.
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J’apprendrais peu de temps après que Nicole avait aussi triomphé cette année-là dans To Die For, grâce à un réalisateur autrement plus talentueux que Joel Schumacher, Gus Van Sant. Mais cette découverte n’est venue qu’après le coup de foudre ; tout restait alors à défricher. Je n’ai pas particulièrement aimé Batman Forever lorsque je l’ai vu : j’avais préféré le Batman avec la femme-chat à cette nouvelle mouture où la folie du Joker tenait tout entière à la flexibilité faciale de Jim Carrey. Cantonnée dans un rôle secondaire de psychiatre sexy et blonde, Nicole Kidman était belle, mais son regard, dur et froid, m’a paru à l’opposé de la douceur et de la chaleur que j’associais à la désirabilité. Cela ne m’a pas empêché de chercher des traces de ses anciennes performances dans tous les clubs vidéo auxquels j’avais accès, prête à m’inscrire n’importe où pour une seule addition à la liste des films déjà vus. Ma vie a pris la forme d’une quête pour retrouver son nom sur les présentoirs d’un magasin ou à l’horaire d’un poste de télévision. J’ai regardé tous les galas dans l’espoir de l’apercevoir traverser l’écran, présenter un prix ou applaudir d’autres gagnants, et j’espérais chaque fois qu’elle soit dans la liste des personnalités les mieux habillées. Je voulais qu’elle triomphe en tout ; les petites mesquineries dont elle était l’objet – sa supposée froideur, son mariage suspect avec Tom Cruise, sur lequel on spéculait beaucoup, son talent jugé mineur – m’atteignaient autant que les moqueries dont j’étais l’objet à l’école. J’étais unie avec elle dans la joie comme dans la douleur.
Les découvertes étaient aléatoires : au début de ma passion, ma mère m’a montré une page de journal où figurait une petite annonce pour Portrait of a Lady – Nicole avait donc sorti un film sans que j’en aie été informée ? Ensemble, mère et fille, nous sommes allées voir ce film. Je me suis beaucoup ennuyée et ma mère a laconiquement commenté que « l’actrice pleurait tout le temps ». La même expérience se répéterait à de nombreuses reprises dans les années suivantes : se retrouver au cinéma pour Nicole, et subir la gêne d’infliger à mes proches un film que tout le monde condamnait, moi comme les autres. Mon amour n’était pas serein et ne m’aveuglait pas. J’étais honteuse de mes sentiments disproportionnés pour quelqu’un qui ne semblait extraordinaire à personne. À l’adolescence, j’ai commencé à aller au cinéma seule.
C’est dans le salon familial, un dimanche après-midi, que j’ai finalement écouté To Die For en présence de ma mère qui pliait du linge. « Scènes érotiques », indiquait le boîtier du club vidéo, ce qui rendait la situation difficile : d’enfant modèle, je me transformais en petite vicieuse qui avait choisi de regarder des gens « faire l’amour » pour assouvir sa passion pour Nicole Kidman. Les scènes de séduction entre Nicole et Joaquin Phoenix provoquaient chez ma mère des commentaires laconiques ou une exclamation agacée. « C’est olé olé cette affaire-là » ou « c’est spécial », disait-elle, et cela était suffisant pour que la gêne devienne étouffante. Sans jamais le dire clairement, ma mère trouvait louche ma passion pour Nicole, la voyait sans doute comme le signe d’un penchant lesbien qui la terrorisait. Sa nervosité, je l’avais déjà sentie dès qu’elle avait lu en moi une fascination trop grande pour une femme, n’importe laquelle, car Nicole, même si elle était la plus grande de mes passions, n’était pas la première. Ma mère aurait voulu que je passe davantage de commentaires sur ceux qu’elle appelait avec un clin d’œil les « beaux petits gars » en classe.
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J’ai eu la chance d’avoir un grand frère, qui, grâce au savoir accumulé dans ses quatre années de vie supplémentaires, a su m’initier tôt au cinéma et à l’idée d’un art noble, riche, complexe, opposé aux blockbusters que mes amies du secondaire écoutaient encore – et moi aussi, mais en me pinçant de plus en plus le nez. Si, à quatorze ans, je ne pouvais citer le nom de beaucoup d’autres réalisateurs que Kubrick et Spielberg, la hiérarchie que je développais m’empêchait d’être aveugle aux choix douteux de Nicole, qui se conformaient de moins en moins à mes propres goûts : The Peacemaker et Practical Magic n’étaient destinés à aucune postérité. Je n’en étais pas moins obsédée par elle, mais l’obsession aurait pris fin plus tôt si Nicole n’avait connu sa période de gloire au début des années 2000.
Mon amour pour Nicole est ancré dans des signes du destin : je l’ai aimée alors qu’elle n’était qu’une vedette d’importance secondaire. Sa célébrité après Moulin Rouge!, après The Others, sa collaboration avec Lars Von Trier – qui était devenu mon réalisateur préféré depuis Dancer in the Dark –, tout cela m’a indiqué que j’avais bien fait de l’aimer, que mon cœur avait su pressentir quelque chose du futur : il me donnait des pouvoirs divinatoires, conférait à mes sentiments une portée métaphysique. Je l’avais élue sans comprendre pourquoi et voilà que j’étais récompensée ; mes passions n’avaient aucune commune mesure avec celles, imprécises, vulgaires, éphémères des autres. Je n’avais plus à présenter Nicole Kidman aux gens, tous la connaissaient, et les nombreuses entrevues avec elle me permettaient de valider les affinités que je percevais. Elle aussi aimait le cinéma exigeant, les œuvres audacieuses ; les mauvais films des années 1990 n’avaient été qu’une parenthèse forcée par la cruauté d’Hollywood, où on l’avait reléguée dans des rôles sans intérêt parce que son nom n’était pas assez vendeur. Je maudissais les Meg Ryan et Julia Roberts de ce monde qui lui avaient volé ses rôles. À la sortie de The Hours, plusieurs ont souligné la ressemblance entre son visage – celui affublé d’un faux nez, pas le vrai –, et le mien. J’ai joué la surprise, pour ensuite scruter toutes les photos d’elle en Virginia Woolf à la recherche de nos traits communs. J’ai découvert, en passant le test de personnalité MBTI, que nous étions toutes deux des INFJ, soit des idéalistes introverties et protectrices. En bref, des âmes sœurs. Dans une autre vie, nous nous serions comprises.
J’ai passé des centaines d’heures sur des forums de discussion de geeks obsédés par les Academy Awards à évaluer ses chances de remporter un Oscar, les possibilités qu’elle avait pour Moulin Rouge!, The Others et finalement The Hours. Quand l’heure de gloire est arrivée, lors d’une cérémonie où l’on parlait sans arrêt de la guerre en Irak et où Michael Moore a été hué, l’événement est apparu comme l’accomplissement d’une prophétie proférée des années plus tôt. Je ne pensais pas encore à la chute. D’autres projets enthousiasmants avec de jeunes réalisateurs prometteurs étaient au programme, ces Noah Baumbach, Jonathan Glazer et Steven Shainberg tout frais sortis de succès inattendus, mais la descente allait s’amorcer peu à peu et durerait près d’une décennie.
Entre temps, j’avais quitté l’adolescence. Dans ma vie de jeune adulte qui n’habitait plus à Laval et qui ne passait plus ses vendredis à éplucher des magazines, ma passion pour Nicole avait été maintenue secrète. Une fille de treize ans obnubilée par une vedette, rien de plus courant, mais une universitaire qui étudie tous les développements de la carrière et de la vie sentimentale d’une actrice, cela passait moins. Au début de ma vingtaine, les écarts assumés, de ceux qui font en sorte qu’il est de bon ton d’aimer les Backstreet Boys ou les émissions de téléréalité, n’étaient pas la norme comme ils le deviendraient quelques années plus tard. J’avais pourtant accès comme jamais aux détails de sa vie grâce à Internet, aux forums de discussion et aux alertes instantanées. Mon obsession se poursuivait sans que rien n’en transparaisse, mes activités gênantes reléguées aux heures creuses et solitaires de la journée.
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J’ai 24 ans. À la cinémathèque avec une amie pour une rétrospective sur Gus Van Sant, nous consultons le programme du mois, en couverture duquel se trouve Nicole dans To Die For. Mon amie laisse tomber, l’air de rien, que Nicole Kidman avait une allure tout à fait différente avant qu’elle ne se fasse refaire le nez. Je connais toutes les rumeurs sur les potentielles chirurgies esthétiques de Nicole, tous les ragots liés à sa consommation excessive de Botox, et je sais, sans l’ombre d’un doute, qu’elle ne s’est jamais fait refaire le nez, que personne n’a jamais mentionné avec sérieux une telle chose parmi les milliers de rumeurs qui ont circulé sur elle et que je scrute depuis plus d’une décennie. Je précise à mon amie, avec une nonchalance surjouée, que je ne crois vraiment pas que ce soit vrai, que le nez de Nicole n’a jamais changé, mais mon amie insiste, non, elle est toute refaite, ma contenance s’évapore et je fonds, j’ai chaud, je m’emporte. Je finis par lui dire, avec une intensité sans commune mesure avec les enjeux de la discussion : « Je ne peux pas te dire pourquoi, mais crois-moi, je le sais, et c’est une certitude absolue : Nicole Kidman ne s’est jamais fait refaire le nez. » Mon amie entend l’émotion dans ma voix quand je la supplie de me donner raison, mais ne comprend pas ce qui se joue là. Elle me concède la victoire, mais je sens surtout qu’elle ne voit pas comment une discussion sur des potins dignes d’Allô Vedettes a pu me bouleverser autant. Nous n’en reparlons plus. Je reste honteuse de mon énervement inexplicable, auquel je repense sans arrêt dans les jours qui suivent. Je me suis trahie.
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Mon obsession pour Nicole révèle aussi une tendance dont je n’ai jamais pu me défaire : ma fascination pour la vie des autres. Je n’ai jamais su donner aux gens l’importance qui leur revient, et avant même qu’ils n’aient retenu mon nom, je connais leurs accomplissements, j’ai soupesé leur valeur et tenté de cerner leur personnalité. Chaque vie qui croise la mienne est un destin dont il me faut prendre la mesure et deviner la trajectoire. J’aimerais pourtant que ma propre existence me suffise et me contente, comme la majorité des gens semblent se contenter de la leur. L’arrivée d’Internet m’a permis de satisfaire plus que jamais mon amour pour Nicole ; elle m’a aussi permis d’entrer dans les vies de gens que je connais à peine, sur lesquels très peu d’informations publiques auraient été disponibles autrefois. Il est maintenant de rigueur de googler toute personne qui nous intéresse, et ce qui aurait semblé voyeur il y a quelques années prend désormais un tout autre sens : je m’intéresse assez à toi pour chercher à en savoir plus. Les gens autour de moi, appartenant au milieu des lettres, me donnent plus de traces de leurs projets en cours que je n’en avais pour documenter toute la vie de Nicole il y a 20 ans.
Il me semble aujourd’hui que ma dévotion pour elle anticipait mon obsession future pour la vie des autres, rendue plus banale que jamais puisque nous sommes désormais tous embarqués dans le quotidien de vagues connaissances qui se mettent en scène. Honteuse mais tenace, je scrute ces existences voisines comme si le tableau qu’elles dessinent devait m’apprendre le sens de la vie et la valeur de la mienne ; je vérifie l’âge des gens et ce qu’ils ont su faire de toutes ces années d’existence, j’évalue ce que leurs traits d’esprit sur Facebook ou Twitter révèlent de proximité entre nous, ou ce que les photos qu’ils choisissent avec candeur d’offrir aux rôdeurs comme moi indiquent d’originalité ou de narcissisme. J’essaie de comprendre quel sort les attend, et à travers la tangente de leur vie, quel sort m’attend aussi. Pourtant, la trajectoire de Nicole, faite de triomphes et d’éclipses, m’a déjà révélé que malgré ce que mon pessimisme m’enseigne, rien n’est joué une fois pour toutes.
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Je l’ai déjà évoqué : après la gloire, Nicole a vécu une période plus ou moins heureuse. Dix ans sans grands films, où elle paradait un peu trop souvent dans des robes hideuses qui reflétaient sa vie nouvelle à Nashville avec un homme dont le mauvais goût me faisait grincer des dents et prendre la mesure de ce qui m’éloignait de mon ancien amour. Les teintures capillaires de Keith Urban, son bronzage trop orange pour ne pas être entretenu et ne pas avoir été choisi par lui, les chansons sans relief ni audace qu’il composait : si Nicole avait choisi un tel mari, peut-être n’étions-nous pas des jumelles cosmiques.
Ma vie, d’autre part, avait gagné en poids avec le temps et n’avait plus besoin de se greffer à celle de Nicole pour m’apparaître digne d’être vécue. J’ai suivi moins attentivement ses traces dans les magazines et ne suis pas allée voir tous ses films – de toute façon, ceux-ci n’avaient plus tous le privilège d’être diffusés au cinéma, trop mauvais pour circuler en salle, Nicole Kidman associée à trop d’échecs pour que son nom rassure les producteurs.
Il y a quelques semaines, une professeure du cégep où j’enseigne m’a raconté que ses étudiants, à qui elle présentait Dogville, « n’avaient jamais entendu parler de Nicole Kidman ». Cette professeure ne connaissait rien de mon vieil amour ; elle ne faisait que constater avec stupéfaction la brève durée de vie de nos références culturelles. Mais j’ai confiance. Déjà, on annonce sa renaissance, et une année exceptionnelle est prédite. Nicole sait toujours s’extirper des tombeaux auxquels on la destine, repousse année après année sa date de péremption, et les étudiants qui ignorent son existence aujourd’hui découvriront bien assez tôt son importance, même s’ils ne la ressentiront jamais avec la même puissance.
Je repense à ma mère, émue de la mort de comédiens ou de chanteuses ayant connu leurs succès plusieurs décennies plus tôt, des gens dont je ne me suis jamais préoccupée même si leur nom ne m’est pas inconnu. Devant les hommages que leur rend ma mère, les souvenirs qu’elle partage avec moi, je ne peux que hocher la tête, respectueuse, mais indifférente. J’ai par anticipation un pincement au cœur à l’idée d’expliquer à des gens plus jeunes que moi la descente aux enfers de Lindsay Lohan ou de Britney Spears dans la première décennie des années 2000, la démesure de leur comportement. Ces événements ne valent rien et ne méritent pas d’être préservés dans la mémoire collective, mais je sens que leur perte de poids progressive indiquera aussi la fin de ma propre époque, le début d’une ère où la nostalgie prendra plus de place que l’actualité dans ma participation à la vie culturelle. L’intensité des amours adolescentes ne pourra jamais être égalée ; je ne suis pas très vieille, mais je le sens avec la résignation soulagée de quelqu’un qui espère aussi ne plus vivre l’apogée de sa fin de semaine le vendredi après-midi, devant une rangée de magazines.