Aimée Lévesque

On dirait deux villes

femme assise à son miroir
femme assise à son écran

une vie de queue de cerise

(Françoise Collin, On dirait une ville)

le ciel de Montréal est un parcours de guirlandes, rognures d’ongles français blancs sur rouge. Une femme boit un Chardonnay et ses voisins beuglent les appels à la prière, les chiens libres la nuit, les tirs d’obus aveugles. Un homme boit un Laphroaig et ses mains courent sur les cuirs des jaquettes anglaises dont il bourrera une valise. Ni elle ni lui ne savent où ils sont. Ils ne savent rien de Noël

en ce début de course vers des mondes épars et aucun monde entier, les rapprochements sont ce qui éloigne. La femme sent le Laphroaig et la rakija aux cerises ravive sa bouche, poignée de neige pincée de sel mûr. L’homme boit au verre d’eau de la femme. Contre les crachins d’Europe, protéger sa peau d’une reliure Gore-Tex

des cheveux parchemin aux talons élimés, du ciel à l’orée du bois l’année déroulée forme un espace. La femme commande un autre verre car elle gravit les collines en taxi puis se laisse redescendre, un été à la fois. L’homme regarde la femme boire car il ira cueillir sa sœur à la Hauptbanhof de nuit

un autre carrefour s’illumine, sourire aux dents perlées roses. La femme fait rouler le nœud de l’histoire entre ses doigts, appuie un peu fort et crève l’abcès de toute sa démesure ordinaire. L’homme repêche une des cerises tombées et l’enfourne, forêt noire de crème. L’autre cerise roule lentement vers la femme qui voit

une joie soudaine un soir, rien ne la justifie. La femme est assise devant un miroir qui ne lui renvoie que la main, barbouillage des jeunes doigts posés n’importe où, n’importe quand. L’homme est assis devant un écran, fumée des Drina aux yeux, la femme lui dresse un pont piège qu’il ne foulera pas

et c’est très bien ainsi. La femme se lève sur un no man’s land, elle apparait à elle-même, une bonne nouvelle sans nouvelle. Elle siffle son deuxième verre pendant que l’homme aux toilettes lui raconte son absence. La femme est pleine. Dans sa poche une cerise percée : Me voici en vie.


(Les extraits en italique sont tous de Françoise Collin, On dirait une ville, 2008, Paris : Des femmes; sauf démesure ordinaire, de Roseline Lambert, Clinique, 2016, Montréal : Poètes de brousse.)


Aimée Lévesque est née à Rimouski en 1985. Trois fois semi-finaliste du Prix de poésie Radio-Canada, elle a publié des poèmes notamment dans Estuaire et Exit de même que sur son propre blogue Hiroshimem. Son premier livre, Tu me places les yeux, est paru en février 2017 à La Peuplade.