À propos du milieu
EFTIHIA MIHELAKIS
Illustration: Anne-Christine Guy
L’autre soir, elle était en route pour aller voir une amie au café. Elle était partie dans l’Ouest depuis un an et elle tentait tant que bien que mal, et en dépit de sa fatigue, de revoir ses ami.es lors de ses passages à Montréal, de courir après le temps qui lui paraissait toujours occupé par des moments manqués, des rencontres souhaitées mais impossibles.
Depuis quelques mois, elle s’adaptait à un autre temps qui remplissait un lieu lui devenant désormais étrangement hospitalier. Elle aimait sa solitude.
Et maintenant, à Montréal, elle était devenue une revenante. Ce soir-là, sans qu’elle ne saisisse pourquoi, elle ne se souvenait plus à quelle intersection se situait le café. Elle s’est dit qu’il était sans doute quelque part entre Le Fameux, maintenant fermé, et l’hôtel dont elle ne se souvenait jamais du nom, au coin de Sherbrooke. Elle gardait les yeux hauts pour trouver un bâtiment verdâtre avec de grandes vitres au rez-de-chaussée.
Elle a décidé de garer la voiture au coin de la rue Marie-Anne. Elle a marché jusqu’à la rue Rachel. Pas de café. Elle s’est rendue à l’avenue Saint-Laurent puis est revenue jusqu’à la rue Marie-Anne. Pas de café. L’hiver était arrivé, mais elle refusait de porter du linge chaud. Elle s’était, en l’espace de quelques mois, habituée aux hivers plus cléments qu’elle avait vécu lorsqu’elle était à Calgary et aux Chinooks.
Elle a failli se faire renverser par une voiture parce qu’elle était distraite par les gens, des couples surtout, qui marchaient avec le visage béat, main dans la main. Elle était aussi distraite par l’intensité des quadrillages condensés. Elle avait maintenant l’impression de se faire assaillir par la multiplication de ce qui lui semblait être l’arrivée précipitée d’un autre trottoir. Ses yeux s’étaient habitués aux grands espaces.
Un pied dans la rue, un pied encore sur le trottoir, elle s’est subitement souvenue de la première fois qu’elle avait conduit sur l’avenue Patricia à Brandon. Elle venait de déménager depuis quelques semaines de Calgary au Manitoba. Mis à part les quelques rues au centre de la petite ville, il n’y avait que de vastes routes sans fin avec des intersections mal identifiées, quasi inexistantes. Elle avait dit à V. que ses yeux ne savaient pas comment voir sans quadrillage, qu’il y avait comme une étendue d’espace et un sentiment de vertige à ne pas savoir où poser son regard. C’était exhilarant et profondément troublant.
Le Laïka. C’était un café qu’elle connaissait bien. Elle l’avait fréquenté beaucoup pendant son doctorat. Et là, dans la rue, rien. Un espace vide dans sa mémoire. Il y avait maintenant juste son corps qui tentait de retrouver les pas qu’elle avait exécutés des centaines, peut-être des milliers de fois. Elle a dû vérifier sur son cellulaire. Il était à 25 mètres vers le sud.
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Une fois arrivée, S. et elle ne se sont pas mises tout de suite à parler. Il y a de ces gens qu’on peut ne pas voir depuis des années et avec qui on a pourtant l’impression d’avoir une conversation ininterrompue, seulement parsemée de longues pauses fortuites, comme s’il fallait faire l’expérience de la distance pour mieux se retrouver. Elles savaient ce qu’elles avaient vécu. Il ne fallait pas le dire à voix haute. La durée infinitésimale d’un regard complice et chaleureux ravivait la puissance de la colère sororale comme un éclair tant désiré à la fin d’une journée de canicule. L’orage qui tourbillonnait en elle la gardait souvent au bord d’un état limite : elle pouvait à n’importe quel moment soit rire ou pleurer. Il n’y avait aucune différence caractérielle entre ces deux manifestations. Car les violences vécues lors de ses apprentissages universitaires, la honte qu’elle a vécue lors de la presque venue de la Charte des valeurs, l’avenir incertain et morbide de ses camarades dans le domaine des lettres à l’université, la montée d’une angoisse généralisée, et l’arrivée de Trump au pouvoir ne l’avaient pas mis hors d’elle-même. Elle savait qu’il fallait qu’elle appartienne à quelque chose, qu’elle retrouve quelque chose en elle. Mais elle ne pouvait –elle ne voulait– pas tout à fait le définir, le circonscrire, le limiter. Elle a dit subitement à M. : Je ne sais pas. J’ai l’impression qu’il faut se rejoindre quelque part au milieu, mais sans avoir l’impression de perdre ce qui nous est essentiel. Ce que je suis ; ma différence.
Comment faire, en tant que deuxième génération, pour ne pas porter toute la responsabilité du changement qui doit opérer chez ceux et celles qui le refusent ? Il lui semblait que c’était toujours à elle d’apprendre aux Blancs comment agir, comment comprendre, comment être sensibles, comment faire de la place pour quelqu’un qui n’était pas comme eux et elles. Il lui semblait qu’elle avait aussi appris à être celle qui devait servir d’intermédiaire pour les premières générations.
* * *
Une semaine plus tôt, elle était allée prendre un verre avec ses nouveaux collègues profs. Une jeune serveuse l’a entendue parler français. Elle l’a tout de suite interpellée : Je parle aussi français ! J’étais en immersion au secondaire et j’ai suivi un cours avec M. – Que faites-vous ici ? – Je suis prof de littérature et de français à l’université. – Mais vous venez d’où ? Cette question, elle ne l’avait jamais entendue enfant au sein de sa famille. Elle l’avait entendue pour la première fois dans une université francophone et plus encore lorsqu’elle a commencé à interagir avec des francophones.
Elle s’est mise à faire ce qu’elle fait tout le temps. Penser aux apprentissages, aux origines et aux devenirs. Elle savait que si cette question s’apprend très jeune, comme un alphabet qu’on apprend par cœur pour s’approprier une langue, on ne naît pas en ayant ce désir pervers, voire sournois, trop souvent enveloppé d’un masque de bienséance, de vouloir circonscrire l’autre, de vouloir qu’il performe son altérité, qu’il devienne l’aliéné qui a été ciblé en répondant à la question : D’où viens-tu ? On le devient. On imite, on pense que c’est légitime. On écoute, on entend. On voit que d’autres le disent. Que c’est accepté. On n’apprend pas le silence, le sien. On n’apprend pas à se douter soi-même, à exister. On append à se déclarer maîtres chez soi. Et on le dit. On en est responsable.
Face à la serveuse, il n’y a eu aucun ressentiment, aucune douleur, aucune volonté de faire rebondir la question sous forme d’ironie, en disant, – Et vous, d’où viennent vos ancêtres ? Elle a tout simplement répondu : – De Montréal. Et la serveuse : – De Souris. Quelque chose semblait avoir radicalement changé. Elle n’était plus une étudiante en face d’une figure d’autorité. Son nom s’était déplacé, mais il demeurait dans la même sphère d’autorité. Il n’y avait plus Madame Eftihia, petite-fille de la grand-mère paternelle Eftihia, fille du père Mihelakis, présente. Il y avait le titre, « Docteure », que le monde anglophone utilisait sans ironie.
Mais il était impossible pour elle de se rappeler autre chose qu’une clameur, celle des doux reproches de gens pourtant si insignifiants, mais dont les mots calomnieux avaient percé la peau de sa mémoire vive. C’était comme si les mots « d’où / viens-tu? » ne pouvaient pas se détacher du mot « Docteure » ; ce dernier y ajoutait seulement un supplément, comme un post-scriptum mélancolique. Chaque fois qu’elle entendait ou lisait « d’où », elle voyait défiler dans sa tête la suite de la question. Elle attendait le désastre de cette sensation de vouloir disparaître au même moment qu’on vous pointe du doigt, comme si les origines pouvaient être désastreuses, comme si elles pouvaient seulement être empreintes de quelque chose d’ontologiquement affreux et abject qu’il faut toujours donner à voir, à montrer. « Docteure » : la promesse de la différence, du déclassement, mais aussi le retour à une autre forme d’altérité impossible à déchiffrer, à localiser.
L’étudiante paraissait intéressée à suivre un de ses cours l’automne prochain, mais semblait réticente. – Je ne sais pas. Je dois travailler deux jobs. J’habite dans une ferme avec une colocataire, mais c’est quand même difficile travailler et étudier. – Je vous comprends, a-t-elle répondu, – j’avais quatre jobs pendant mes études au baccalauréat… Sa collègue L. a intercepté la conversation pour demander : Mais pourquoi as-tu choisi d’avoir quatre jobs au lieu de lire ? Cette fois-ci, au lieu de répondre à la question automatiquement, elle s’est souvenue des mots d’Ernaux : « il y a ceci dans la honte : l’impression que tout maintenant peut vous arriver, qu’il n’y aura jamais d’arrêt, qu’à la honte il faut plus de honte encore ». Elle a juste dit : Parce que c’est comme ça. Je ne suis pas fille de parents privilégiés comme toi. Ça fait pas de moi quelqu’un qui n’aime pas lire.
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V. l’a appelée pour lui parler de Milos Yiannopoulos, du Breitbart News. Il devait faire une conférence à l’université de Berkeley, mais des manifestants se sont prononcés contre lui et tout ce qu’il représente : il prône la liberté d’expression, mais attaque spécifiquement les groupes féministes, la communauté LGBTQI, les communautés minorisées. Ce n’était pas la première fois qu’on lui avait donné à voir un.e deuxième qui avait fait les manchettes. La différence : c’est que ce sont souvent des histoires positives, des histoires pour nourrir le mythe du bon immigrant. C’est comme si c’était inimaginable de voir un enfant issu d’une communauté minorisée se prononcer contre d’autres personnes « autres ». On a souvent vu pulluler le mythe du recommencement ou celui de l’immigrant qui se sacrifie pour ses enfants pour décrire l’expérience des premières générations. On a moins pensé de façon critique le mythe du deuxième qui doit être vertueux, quasi surhumain.
Le bon deuxième est celui qui se tait et se range derrière les rideaux de la place publique. Il maintient une position invisible, indicible, jouant plutôt le rôle de médiateur, de diplomate devant jongler avec les mondes qui paraissent souvent irréconciliables entre celui des gens d’ici et celui de ses parents. Être deuxième a été construit comme quelque chose de dérisoire, comme si nous étions en marge du savoir, des arts, de la société, de la politique, si bien que nos paroles, nos discours, nos réalités doivent en retour toujours être confinés à des logiques différenciées. Sans le savoir, on se dit, les deuxièmes pourront-ils enseigner la littérature québécoise comme les gens d’ici le veulent ? Les deuxièmes pourront-ils garantir la survie du français comme les gens d’ici pensent le faire ? Les deuxièmes ne sont-ils pas plus utiles pour le pouvoir lorsqu’ils ou elles deviennent une main-d’œuvre spécifique ? Des consommateurs ? Comme ça, on peut mieux les critiquer, dire qu’ils ne participent pas à la polis.
Elle avait donc envie de le dire enfin à voix haute qu’elle ne prônait pas la « tolérance » de la différence, justement parce que les différences ne sont pas des handicaps et des obstacles avec lesquels il faudrait faire, qu’il faudrait apprendre à contourner, à surmonter, à dépasser, à corriger. Il faut les cultiver. Qu’on soit deuxième ou pas.
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Elle s’est souvenue plus tard qu’elle croisait souvent sa mère dans les couloirs de l’université lorsqu’elle sortait de ses cours. Sa mère faisait l’entretien ménager du pavillon des lettres françaises de McGill.