À propos des femmes savantes
CAMILLE GAGNÉ
Être humain de sexe féminin lorsque son âge permet d’envisager sa sexualité (par oppos. à enfant), et, le plus souvent, après la nubilité et à l’âge adulte, sociologiquement lié à l’âge où le mariage est possible (par oppos. à fille).
« Femme », Le Petit Robert de la langue française
Les règles, oui, je les connais.
Je suis une femme dans la vingtaine. Des fois, je me sens seule. Je suis fascinée par Nelly Arcan. Je suis déjà tombée dans les bras d’un ex. Au grand bonheur de ma coiffeuse, j’ai souvent le besoin de changer de tête. Je fais beaucoup de sacrifices pour plaire. J’ai l’habitude d’attendre Godot à l’aéroport (ou ailleurs).
J’ai déjà critiqué des dizaines de Cindy, en étant consciente qu’au fond, je ne vaux pas mieux. Comme si le reflet de ces femmes imparfaites heurtait celle qui se cache au fond de moi, sous un sourire tracé et des cils Lancôme.
La première fois que j’ai parcouru Des femmes savantes, j’ai reconnu une part plus ou moins grande de moi-même dans chaque personnage de Chloé Savoie-Bernard, non sans en éprouver un profond malaise. Rien de flatteur à se reconnaître dans la peau de filles qui dépendent du regard de l’homme ou qui sont prêtes à tout laisser tomber pour en rejoindre un. Des femmes qui sont conscientes de la perversité de leur rapport à l’autre, des femmes qui pensent en marchant tandis que leurs pieds les mènent droit au précipice. Des femmes savantes.
« Ces femmes ont bien appris la leçon. Les règles, elles les connaissent. Est-ce donc leur faute si, au dernier moment, ça coince? […] Quelles parts de soi faut-il enjamber pour atteindre l’autre? » Ces questions prémonitoires de la quatrième de couverture, je me les posais encore pas plus tard que l’hiver dernier, lors de ma dernière rencontre. Une petite alarme avait sonné dans ma tête lorsque l’homme, sans qu’on ne soit jamais rencontré.es, m’avait confié qu’au-delà de toutes les qualités d’une personne, c’était l’attirance sexuelle qui prônait. J’avais ignoré cette voix qui me criait d’aller voir ailleurs : mon choix était consciemment mauvais. Après notre cinquième rencontre, il a mis fin à notre futur, prétextant qu’il n’envisageait pas de relation plus sérieuse avec moi en raison d’un détail d’ordre esthétique : « Tu as un duvet foncé au-dessus de la bouche. »
Des histoires comme celles Des femmes savantes, j’en connais plein. Des récits de femmes, cet « être humain femelle adulte, qui se différencie généralement de l’homme par des seins renflés, des hanches larges, ainsi qu’une pilosité et une musculature plus faibles ». Comment correspondre aux attentes ontologiques de cet être humain différent de l’homme, aux « caractéristiques qu’on attend traditionnellement de son sexe »? Pour une ressource couramment consultée comme Antidote, une femme se définit par des attentes, elle doit avoir une forme spécifique, être plus faible et moins poilue que son homologue masculin. Suffit-il d’être conscient de l’archaïsme de ces définitions pour s’en émanciper?
Je songe à la citation de Matias Viegener dans l’exergue du recueil : « Their problem is that they know too much, but also know that this knowledge protects them from nothing. » Je songe également à la comédie de Molière, Les femmes savantes, à l’ironie du sort de ces femmes qui auraient sans doute été mieux traitées si elles s’en étaient tenues à ce qu’on attendait d’elles, à « ces pionnières de l’égalité des sexes, indépendantes, fortes et révoltées contre une société qui les infériorise et les met à distance du pouvoir[1] ». Cette même comédie qui mène de front plusieurs attaques tout en ridiculisant l’émancipation féminine, « associant la culture intellectuelle des femmes au faux idéalisme ». Quelques siècles plus tard, sous un titre semblable et dans un décor différent, qu’en est-il des femmes cultivées? À l’ère où l’on impose la parité des genres au sein de notre gouvernement fédéral tout en lapidant la moustache d’une députée provinciale, qu’en est-il de ces « filles de Nelly et de Sylvia », héritières d’une société qui ne cesse de multiplier attentes et pressions? « Certaines arriveront à faire le grand écart, d’autres non », nous dit un personnage de Chloé Savoie-Bernard. Mais au final, je me demande s’il est possible d’être épanouie, femme et savante, de s’émanciper complètement de ces pressions extérieures, s’émanciper de Nelly Arcan et de Sylvia Plath, de l’influence de l’image chez les femmes, de la marchandisation du corps, du génie féminin écrasé par une société dominée par les hommes.
Le souhait de Coralie n’est, au fond, peut-être pas aussi fou qu’elle le prétend : « C’est que, pour être certaines que je ne me perde pas en route, [Nelly et Sylvia] ont semé des petits cailloux qui me conduisent jusqu’à l’abîme, mais que voulez-vous, je suis folle, folle de même, je veux défaire le sort, je veux vivre […]. » Dans « Tu baignes dans la lumière », les tentations de rechutes sont tellement omniprésentes qu’elles rendent le chemin vers la guérison et l’épanouissement particulièrement difficile. J’aime me dire que même si l’espoir de Coralie demeure fort ténu, il est bel et bien là, quelque part au bout des pages.
Entre la « Liste des raisons pour lesquelles tu devrais m’aimer » et la « Liste des choses que je ne ferai plus jamais », une mutation s’opère. Certains personnages oscillent, d’autres échouent en cours de route, mais quelques-uns redressent la tête. Un progrès pointe à l’horizon. La première narratrice à ne pas succomber aux « scénarios universels » est celle de « Vœux ». Cette victoire est toutefois circonstancielle. « Si j’avais été dans un meilleur état, peut-être me serais-je laissée avoir par le flux tranquille de notre conversation », avoue-t-elle. La volonté de Coralie ne semble aussi tenir qu’à un fil, telle une funambule qui doit sans cesse se rappeler que tout ira bien, qui a besoin de se le répéter pour s’en convaincre et ne pas perdre pied.
C’est vrai qu’il y a des jours où ignorer les surfaces réfléchissantes suffit et d’autres où je fracasserais mon reflet en mille pièces. Jamais je n’ai songé à attraper un feutre Sharpie et porter fièrement la moustache à coup de crayon permanent. J’aimerais être une fille d’Halle Berry. Dans « Halle Berry et moi », la narratrice refuse de porter son hérédité comme « la tortue sa maison sur le dos ». Elle aspire à plus qu’à simplement faire la belle et courber le dos. Elle s’adresse à sa mère, à Halle Berry et à toutes ces figures de femmes qui gaspillent leur savoir et qui exigent la perfection d’elles-mêmes :
[…] toi qui es obsédée de la calorie en trop, comme ta mère avant toi et comme moi après vous, tu ne savais peut-être pas que certains garçons aiment les filles lourdes, certains garçons les trouvent douces et vraies, préfèrent la rondeur des courbes aux angles sculptés par le gym de mon corps d’aujourd’hui, et je serai parmi elles, parmi ces filles grosses, je serai vraie de vraie de vraie, véritable, tu m’entends, jamais plus je ne ferai semblant d’être une fille légère et sans histoire.
C’est le message que j’aurais voulu retirer Des femmes savantes. J’aurais aimé avoir la force de surpasser une simple remarque machiste et superficielle, ne pas avoir développer le réflexe de couvrir mon visage à chaque fois que je souris, de peur que la blancheur de mes dents n’accentue la présence de l’ombre qui tache honteusement le haut de ma lèvre supérieure. Malheureusement, toutes ne disposent pas du même caractère, toutes n’ont pas le courage de tourner le dos à leurs mères, à une tradition de femmes savantes asphyxiées, à la pogonophobie du sexe féminin. Toutes n’ont pas la force d’embrasser leurs origines et d’irradier le monde de leur singularité. Toutes ne refusent pas de se dire « […] je suis bien fille de Montréal, fille de mon époque, je sais qu’aux garçons qu’on ramène pour un soir, on doit se garder de faire d’autres scènes que celles de sa cambrure en doggystyle », de se taire devant ces hommes qui les trouvent « lourdes ».
Les exemples de femmes qui acceptent, qui se résignent et qui chutent sont trop présents pour les ignorer. Le recueil fourmille de personnages qui peinent à supporter une sortie sans maquillage, qui se contredisent dans leurs actions et leurs intentions, qui supportent toutes sortes de traitements pour attirer l’attention, qui jouent avec la vie et la mort. Il est pourtant impossible de rester insensible au sort de ces femmes silencieuses, dépendantes, masochistes ou superficielles. Impossible de ne pas sentir la solitude et la perte de repère qui contraignent ces femmes à se rattacher à la seule perche qui leur est tendue. Impossible de reprocher à Cindy de ne pas être infaillible, alors qu’avoir les dents blanches, être la meilleure, être la plus belle ou être la plus intelligente ne suffit pas. Impossible d’ignorer les regards que l’on porte sur mon visage.
Est-ce que le recueil s’émancipe vraiment des figures torturées de femmes suicidées et des définitions empoussiérées de dictionnaires couramment utilisés? Est-ce qu’on constate une progression, une évolution du statut de la femme savante depuis la pièce de Molliere? J’aimerais le croire et m’y rattacher, comme la promesse d’un avenir allégé de ces luttes quotidiennes. Mais avec le point « [m]’attacher à des gens » qui vient clore « La liste des choses que je ne ferai plus jamais », il demeure difficile de croire à l’espoir d’épanouissement complet dans l’autonomisation que laissent entendre les dernières lignes du livre : « J’ai claudiqué souvent, mais il s’agit peut-être seulement de me tordre les chevilles, d’aligner mes genoux, mes chevilles et mes pieds pour arrêter de marcher à côté de moi, pour marcher dans mes propres pas. » Peut-être que le recueil, au final, manque de lumière, qu’il aurait pu montrer plus d’exemples de figures féminines fières et fortes. Peut-être que je me fais de fausses idées, mais j’ose espérer que le prochain topo des femmes savantes sera plus optimiste que les deux précédents, et ce, avant longtemps.
En attendant, l’œuvre de Chloé Savoie-Bernard donne à réfléchir sur les coulisses d’une pièce qui dure depuis plusieurs siècles. Dans ses nouvelles en clair-obscur, l’auteure arrive à montrer les difficultés quotidiennes auxquelles sont confrontées les jeunes femmes d’aujourd’hui. Parmi sa série de dénouements finalement très sombres, elle nous montre qu’il y a encore du travail à faire, mais que l’émancipation est possible, que certaines y parviennent. La solution ne se trouve pas entre les lignes, elle est tracée juste là, sous notre nez, en caractères noirs. Elle nous berce et nous accompagne de la première à la quatorzième et dernière nouvelle. Peu importe que la démarche soit claudicante ou imparfaite, ce qui importe, c’est de « marcher dans ses propres pas », c’est de sortir de ces faux idéalismes et de ne pas avoir à s’excuser pour ce que nous sommes.
Ce qui importe, c’est de trouver la force de se dire « sorry, moi c’est pas Nelly Arcan, je ne me pendrai pas dans mon appart du Plateau », c’est d’ignorer la tentation de retomber dans de mauvaises habitudes et de se conformer à de mauvais modèles. C’est de me dire que je connais les règles et que, parce que je les connais, je suis capable d’oublier une mauvaise rencontre comme on oublie une mauvaise journée. C’est de ne pas laisser définir ma féminité par n’importe quel homme insignifiant et sans importance. C’est de me faire des « high fives multiples à moi de moi » pour chaque petite victoire. C’est de me répéter jusqu’à m’en convaincre que « je me trouvais forte d’avoir vaincu ma petite peur, d’être sortie de ma zone de confort, de m’être affranchie, en quelque sorte, […] même si je savais que dès le lendemain », je recommencerais à scruter mon visage à la recherche de ce duvet foncé qui aurait échappé à mon attention toutes ces années, à comparer les prix d’épilation au laser chez différentes cliniques d’esthétique, à finalement attraper une pince à épiler, me regarder dans le miroir et agiter l’instrument dans le vide, entre mon reflet et ma chair.
[1] Claude Latendresse, « Les femmes savantes », Jeu 56 (1990), p. 162–165.
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