À quand une Gazette des femmes inclusive? La médiocre inclusion des femmes trans dans le féminisme québécois
FLORENCE ASHLEY
Illustration: Catherine Lefrançois
*NDLR : le texte de Florence Ashley aborde la question du manque de représentation des femmes trans dans le féminisme québécois en utilisant l’exemple de la Gazette des femmes. Ce texte aurait tout aussi bien pu s’appeler « À quand une Françoise Stéréo inclusive? ». Nous sommes tout à fait conscientes que notre revue souffre du même défaut et nous prenons acte de ce constat. Bonne lecture!
Le collectif Françoise Stéréo
***
Force est de constater, en suivant les publications de la Gazette des femmes, que l’inclusion des femmes trans n’est pas à l’agenda. Le magazine, dont l’éditeur est le Conseil du statut de la femme du Québec, une instance gouvernementale d’importance, ne semble pas s’intéresser beaucoup à la représentation des enjeux transféministes. Bien que j’en fis une note mentale il y a quelques années déjà, je n’ai jamais vraiment pris le temps d’aller plus en profondeur dans mon analyse du manque de représentation des femmes trans dans la Gazette.
Ces dernières années ont été importantes pour les personnes trans. En 2013, le Québec a adopté une loi qui, entrant en vigueur en octobre 2015, a permis aux personnes trans citoyennes de changer la mention de sexe et prénom à leur certificat de naissance sans prérequis chirurgical. En 2014, le Canada et les États-Unis ont vécu le « transgender tipping point », soit l’explosion de l’intérêt médiatique envers les enjeux trans, qui fut suivie de la transition hyper publicisée de Caitlyn Jenner.
Depuis 2014, les attaques sur les personnes trans s’enchaînent. Chaque année aux États-Unis est établi un record de meurtres de femmes trans, principalement noires et souvent travailleuses du sexe. L’administration Trump tente de bannir les personnes trans de l’armée et tente d’exclure celles-ci des protections antidiscrimination. Bien des États ont tenté de prohiber l’usage des toilettes aux personnes trans, de rendre légale la discrimination envers les communautés trans et de rendre illégal l’accès aux soins de transition pour les jeunes.
Au Canada, la situation est un peu meilleure, mais demeure difficile. L’identité et l’expression de genre, reconnues implicitement depuis 1998, ont été ajoutées explicitement comme motifs prohibés de discrimination sous la loi fédérale et québécoise en 2016 et 2017. L’accès au changement de certificat de naissance a été étendu aux jeunes en 2016, mais on attend encore que ce droit soit étendu aux personnes n’ayant pas la citoyenneté et aux personnes non binaires qui veulent un certificat de naissance reflétant leur identité de genre. Le Centre de lutte contre l’oppression des genres mène actuellement une poursuite à ce sujet. En Ontario, le gouvernement conservateur a décidé de remonter dans le temps en annulant une mise à jour des cours d’éducation sexuelle qui incluait du contenu sur les personnes trans.
Sur le plan médiatique, on remarque aussi une recrudescence d’articles visant les femmes trans. L’élection démocratique de Gabrielle Bouchard, une femme trans, à la présidence de la Fédération des femmes du Québec a attiré la foudre des chroniqueuses et chroniqueurs du Journal de Montréal, alors que Nadia El-Mabrouk à La Presse s’empresse souvent de critiquer les mouvements trans de façon incendiaire. Pour tous ces articles contre les mouvements trans, peu de nos voix se font entendre : les réponses à ces articles sont rarement publiées, et aucune personne trans n’a de chronique au Québec.
En somme, les personnes et enjeux trans sont un sujet fertile du féminisme. Entre critiquer les attaques contre les communautés trans, mettre en lumière les enjeux que vivent les femmes trans, et rendre compte des divers développements politiques, sociaux, et culturels par rapport aux personnes trans, le contenu que la Gazette des femmes pourrait couvrir est presque interminable.
C’est donc avec peine que j’ai observé l’étendue du désintérêt éditorial de la Gazette pour ces enjeux. Pour mes observations, j’ai procédé à une recherche du côté des autrices, et une recherche du côté des articles. Sur ces deux plans, on remarque un grave manque de représentation trans.
Contenu
Le site de la Gazette indexe 1662 articles s’étalant sur plus de 20 ans en date du 17 mars 2019. J’ai fait une recherche des termes « transsexuel.le », « transgenre », « personne.s trans », et « femme.s trans ». Après avoir éliminé les doublons et les articles ne mentionnant pas les personnes trans, j’ai pu relever un total de 20 articles. J’ai catégorisé ces articles selon l’étendue de la discussion de personnes ou enjeux trans : moins d’une phrase complète sur des personnes ou enjeux trans, au moins une phrase complète, discussion détaillée d’enjeux ou de réalités spécifiques aux personnes trans, et mention du fait qu’une personne est trans dans un contexte où l’information n’est pas pertinente.
Neuf des 20 articles (45 %) contiennent moins d’une phrase complète portant sur les personnes trans. Celles-ci sont habituellement mentionnées dans l’expansion du sigle LGBT ou encore dans une liste d’identités marginalisées (1,2,3,4,5,6,7,8,9).
Huit des 20 articles (40 %) incluent au moins une phrase sur des personnes ou enjeux trans (1,2,3,4,5,6,7,8). Des huit articles, tous sauf un se limitent à une très brève mention d’une phrase ou deux; cet unique article mentionne deux faits, soit l’élection de Gabrielle Bouchard à la présidence de la FFQ et l’élection de Julie Lemieux comme mairesse de Saint-Rédempteur. Un des articles mentionne les femmes trans sous un angle ouvertement transphobe.
Aucun des 20 articles (0 %) n’inclut une discussion détaillée de personnes ou enjeux trans.
Finalement, trois des 20 articles (15 %) mentionnent seulement le fait qu’une personne est trans alors que ce n’est pas pertinent à la discussion. Dans une discussion de la crise de la masculinité, on s’efforce de nous informer que l’illustre sociologue Raewyn Connell est trans. Dans deux autres articles mentionnant le blogue sur le commerce électronique de Michelle Blanc, la rédaction ajoute une note nous informant que celle-ci est trans (1,2).
En somme, aucun article s’intéressant de façon détaillée ou spécifique aux personnes trans malgré un éventail de plus de 1662 articles et une quantité impressionnante de contenu à couvrir sur les personnes et réalités trans.
Autrices
La liste d’autrices de la Gazette des femmes contient quelque 324 noms. Si celle-ci était représentative de la proportion de personnes trans dans la population adulte, on s’attendrait à y trouver plusieurs personnes trans; aux États-Unis, on parle d’environ 0,58 % soit une personne sur 173. Dans la population active politiquement, cette proportion est fort probablement beaucoup plus grande puisque les personnes trans vivent dans des conditions très difficiles et ont un grand besoin de militer pour faire reconnaître leurs besoins.
Or, dans la liste consultée, je ne remarque aucune femme (ou personne) trans. Bien sûr, je ne connais pas toutes les femmes trans, mais les grands noms du féminisme et de la culture trans québécoise sont absents : Dalia Tourki, Gabrielle Bouchard, Viviane Namaste, Michelle Blanc, Alice Bédard, Gabrielle Boulianne-Tremblay, etc. Si la Gazette a publié les écrits d’une femme trans, celle-ci ne parlait pas d’enjeux trans et n’était pas identifiée comme telle dans l’article.
J’ai collé les noms unisexes ou masculins et j’ai ensuite regardé les articles pour savoir si ces personnes étaient des hommes, les excluant en cas de doute. Sur les 324 noms, j’ai pu noter la présence d’au moins 36 hommes.
Avec si peu de femmes trans représentées, on peut faire quelques constats amusants. Par exemple, il y a plus d’auteurs se nommant Rémy que d’autrices trans publiées dans la Gazette des femmes.
Ou encore : il y a quatre hommes prénommés Pierre de plus que de femmes trans dans toute l’histoire de la Gazette.
Ou bien : pour chaque femme trans mentionnée de nom dans la Gazette des femmes, plus de sept hommes ont publié un article dans celle-ci.
Bref, tout ça pour dire que la Gazette des femmes, un magazine publié par le Conseil du statut de la femme du Québec, une institution qui se veut rassembleuse et représentative des femmes de la province, ne représente pas les femmes trans. En 2019, trois ans après l’ajout explicite de l’identité et de l’expression de genre à la Charte québécoise, 21 ans après la reconnaissance de l’identité de genre des femmes trans par les tribunaux québécois, nos institutions féministes tardent à porter la voix et les intérêts des femmes trans et autres personnes transféminines.
Il est plus que temps que ça change.