7. Le dissensus et l’excès
PIERRE-LUC LANDRY
« Une démocratie réelle et efficace ne peut pas imaginer un moment où tout le monde serait d’accord. »
Chantal Mouffe, au micro de Caroline Broué
Le mouvement féministe, de manière générale, en tant que lutte pour l’émancipation des femmes, est fondé sur le dissensus, sur la discussion. Les débats, les discordes, les alliances et les séparations, les contentieux, les mésententes, les réunions en collectifs et en collectives sont, plus encore, au cœur du projet démocratique. Pour Chantal Mouffe, le politique a toujours à voir avec le conflit, et on ne peut pas en faire l’économie.
Bien.
Il faut alors acquiescer au chaos, comme je l’ai suggéré dans des notes précédentes, ou, plus justement encore, accepter de faire partie de quelque chose comme une communauté du dissensus, sans identité fixe. Dans le plus pur esprit du spectre si cher aux théories queer.
Parenthèse
Ce texte sera plutôt décousu. Je l’écris dans l’aftermath de la tuerie homophobe et raciste du Pulse, à Orlando, le 12 juin 2016. Mon esprit est ailleurs. Je suis en guerre. Je suis horrifié, démoli, blessé – et personne de ma connaissance n’a été victime de ce carnage. Je n’ose donc pas imaginer la souffrance des gens directement impliqués, ceux qui étaient sur place et qui s’en sont sortis, ceux qui connaissent quelqu’un qui, malheureusement…, ceux à qui on a arraché un morceau de leur cœur là-bas. Mais je suis tout de même en guerre. J’en ai marre d’être gentil, d’être patient, de ne pas parler trop fort. J’ai besoin de hurler, de crier. Au détriment de certaines amitiés, par exemple, qui viennent de s’effondrer – des « allié.e.s », en effet, ont été fâché.e.s ou insulté.e.s qu’on leur demande un moment de se taire et d’écouter… Je n’arrêterai pas pour autant de hurler, afin de sauvegarder leurs sensibilités effarouchées. Je hurle, au détriment de quelque chose comme une « décence élémentaire » qui me dicterait de laisser tomber et de me la fermer. J’aurais pu me déconnecter du monde, abdiquer, me cacher quelques jours sous les draps afin de laisser le backlash homophobe et queerphobe et raciste s’exprimer pleinement et mourir de sa belle mort. Mais j’en ai assez. Alors je réagis. À chaud, sans aucun recul sur la situation. Et voilà déjà l’immense fatigue, le grand essoufflement, l’égarement profond. Quelque chose en moi vient de se briser. On dira : au moins, cet événement tragique nous aura fourni l’occasion de discuter du sens du mot « queer », en français, au Québec, sur la place publique – ce n’était pas gagné d’avance… J’aurais préféré que cela ne nécessite pas la mort violente d’une cinquantaine de personnes innocentes, qui voulaient ce soir-là seulement danser.
Ce texte sera donc plutôt décousu, personnel, épidermique, mal articulé.
La communauté du dissensus
Bill Readings, dans son essai The University in Ruins, suggère de construire dans les ruines de l’université une communauté sans identité, basée sur le dissensus. Cette communauté « [ne serait pas] organique, car ses membres ne partagent pas d’identité immanente qui demanderait à être révélée; elle ne vise ni la production d’un sujet universel […] ni la concrétisation, par la culture, d’une nature humaine essentielle » (2013 : 288-289). Sa proposition correspond tout à fait au type d’espace de la résistance que les études féministes et les théories queer tentent de mettre de l’avant; en effet, Readings affirme ceci :
Dans la perspective du dissensus, aucune réponse consensuelle n’est en mesure de régler la question inhérente au lien social (l’existence d’autrui, du langage). Aucune communauté universelle ne peut en incarner la réponse, aucun consensus rationnel n’est possible. Le maintien de la nature interrogative du lien social implique de tolérer la différence sans recourir à quelque notion d’identité, que celle-ci soit ethnique (« nous sommes tous blancs », « nous sommes tous français ») ou rationnelle (« nous sommes tous des êtres humains »). Il implique d’envisager l’obligation de vivre en communauté comme une réalité dont on doit répondre, mais pour laquelle on ne peut donner de réponse. […] En renonçant au consensus, on ne renonce pas à toute forme d’entente provisoire ou d’action déterminée, mais on reconnaît que l’opposition de l’inclusion à l’exclusion (même une inclusion de l’humanité tout entière contre des envahisseurs extraterrestres) ne doit pas structurer les notions de communauté et de partage. (2013 : 291-292)
Le projet du dissensus invite donc à multiplier les réflexions divergentes, à favoriser les désaccords, puisque ceux-ci expriment la pensée.
La communauté sans identité proposée par Readings peut tout à fait exister en dehors de l’université, et si je fais appel à cet essai de 1996, c’est simplement parce que c’est à travers celui-ci que je suis entré en contact avec une telle idée. Mais elle n’est pas neuve, ni unique à la pensée de Readings. Il reconnaît d’ailleurs lui-même l’emprunt : « On doit l’idée d’une communauté sans identité aux travaux de Jean-Luc Nancy (La communauté désoeuvrée) et de Maurice Blanchot (La communauté inavouable) », rappelle-t-il. « Structurée par un “principe d’incomplétude” (Blanchot) ou une “absence” de partage (Nancy) », la communauté du dissensus suppose que « [l]es positions du locuteur et du destinataire […] sont alternativement occupées par des singularités (par des “je”, et non pas des “moi”, explique Nancy) » (Readings, 2013 : 288-289). Diane Lamoureux, dont je parlerai dans quelques instants, dira quant à elle qu’on doit « agir sans “nous” ». En effet, faut-il encore le rappeler, le féminisme s’est construit en grande partie sur un tel modèle – celui du dissensus.
De plus, le dissensus n’est pas sans rappeler une certaine forme d’anarchisme. On peut d’abord penser à l’anarchie dans son sens historique, telle qu’elle a été théorisée par exemple par Pierre Kropotkine, c’est-à-dire comme une société conçue sans gouvernement dans laquelle « l’harmonie est obtenue, non pas par la soumission à la loi ou par l’obéissance à une autorité quelle qu’elle soit, mais par les ententes librement consenties entre les divers groupes » (cité par Graeber, 2006 : 7). On peut aussi penser à l’anarchie telle qu’imaginée récemment par David Greaber. Pour l’anthropologue, les grands principes de l’anarchie sont les suivants : « autonomie, association volontaire, autogestion, entraide, démocratie directe » (2006 : 8). Le projet anarchiste de Graeber « a pour but de commencer à créer les institutions d’une nouvelle société au sein de l’ancienne afin de révéler, de subvertir et de fragiliser les structures de domination » (2006 : 16) – d’habiter les ruines, donc, comme le suggère aussi Readings. Il s’agit d’une manière de se révolter, qui s’apparente aussi à la communauté de dissensus dans la mesure où elle nécessite « une diversité de perspectives […], unies seulement par certains engagements et entendements communs » (Graeber, 2006 : 17). L’anarchisme inclut « toute action collective qui rejette, et donc défie, une forme de pouvoir ou de domination et, ce faisant, reconstitue les relations sociales, même au sein de la collectivité » (2006 : 72). Dans cette mesure, le féminisme et les théories queer suggèrent autant de postures révolutionnaires, anarchistes et humanistes qui tentent de redéfinir le lien social. L’anarchie en tant qu’attitude propose d’une certaine manière un système de pensée global qui permet de réimaginer la société par une praxis immédiate et résistante qui s’appuie sur le dialogue, l’échange, les débats – et le dissensus. Un dissensus bien sûr construit sur certaines bases communes, mais dont il est possible de se dissocier sans excommunication, sans être immédiatement exclu de ladite communauté dissensuelle.
Vers une multiplicité de coalitions pluralistes
Cette communauté du dissensus, Diane Lamoureux en traite longuement, sans la nommer ainsi, dans Les possibles du féminisme, son plus récent ouvrage recueillant des articles publiés en revues et dans des collectifs depuis 1991. « […] [L]’avenir du féminisme ne passe pas par l’unisson, mais par la polyphonie », suggère-t-elle (2016 :16), puisque l’égalité ne suffit pas et que les discours féministes ne se réduisent pas à cette unique revendication – même si elle est d’une importance capitale. Il semble que Lamoureux touche là au propre de tous les mouvements sociaux, au propre de tous les discours de ce que Anna Marie Smith nomme la « radical democratic pluralist Left » (1997 : 231) et qui inclurait, sans se restreindre à cette liste incomplète, plusieurs mouvances féministes, les activismes queer, un certain nombre de groupes de pression LGBT, l’antispécisme, l’antiracisme, certaines formes de syndicalisme, l’anticlassisme, etc. Si les propos de Lamoureux visent à « bâtir un mouvement collectif pour faire disparaître l’assignation commune des femmes à la féminité et ainsi permettre l’émergence d’individualités singulières » (2016 : 17), il semble que l’insistance qu’elle met sur « le processus de construction concrète des solidarités », qui soutient la diversité, favorise sans aucun doute l’individuation et l’empowerement de chacun.e, peu importe le ou les système.s dénoncé.s et déconstruit.s. Ce processus, Lamoureux l’établit sur trois « plans » :
d’abord, prendre acte que lutter contre une assignation sociale, c’est avant tout permettre qu’émergent des individues alors qu’auparavant il n’y avait que de la catégorisation; ensuite, plutôt que de prioriser l’unification du mouvement, préserver la diversité des collectifs et des engagements; enfin, assurer la diversité des courants de pensée et affronter les différends d’orientation en se gardant de tout recours à l’orthodoxie (2016 : 18).
Il y aurait donc une sorte de « paradoxe inhérent » aux mouvements collectifs identitaires puisque, malgré le caractère communautaire de ceux-ci, ils visent l’affranchissement des identités imposées (Lamoureux, 2016 : 42). Les politiques identitaires sont donc appelées à se complexifier pour permettre aux mouvements collectifs de combattre les oppressions communes tout en échafaudant une nouvelle solidarité « qui se construit au cas par cas, en affrontant les différends plutôt qu’en les balayant sous le tapis » (Lamoureux, 2016 : 45). Pour ce faire, Lamoureux défend le pluralisme, qui « ne peut se limiter à prendre acte des diverses causes dans lesquelles peuvent être engagées les femmes ou même des différences des femmes entre elles, mais doit plutôt mettre en question la politique identitaire de “représentation” des différences pour la remplacer par une vision de la fluidité des identités personnelles et sociales qui permette à chacune de se construire des solidarités sans se laisser enfermer dans un/des rôle/s » (2016 : 140). Il faut donc éviter de vouloir produire de l’homogène et permettre plutôt le dissensus, les discussions houleuses, la mésentente au sein même des mouvements collectifs; on doit « donner à voir du multiple », pour reprendre l’expression de Lamoureux, « là où la domination avait produit de l’universel homogénéisant » (2016 : 51). Lamoureux invite à sortir des « fictions homogènes » (2016 : 139) afin de revenir au débat plutôt qu’au consensus. Ainsi, une autre égalité serait possible, qui ne signifierait « ni égalisation ni exclusion » (Lamoureux, 2016 : 140).
Je reviens sur un terme utilisé par Lamoureux : fluidité. Parce que la pluralité telle qu’envisagée par Lemieux, tributaire des théories du « paria conscient » d’Hannah Arendt, suppose que les individus, au sein de quelque « groupe » que ce soit, n’aient plus à choisir entre l’égalité et la différence. Ce choix est impossible « puisqu’il entraîne dans un cas négation de soi et dans l’autre, marginalisation » (Lamoureux, 2016 : 143); ainsi, définir la pluralité « en termes de fluidité des identités » ouvre la voie à la prise en compte des différences, à l’indétermination, à l’indécidabilité, autant de concepts constitutifs de la pensée queer et de l’édification de quelque chose comme « le commun », ou encore un espace public de dissensus, de débats, « qui est cependant loin d’épuiser les possibilités d’intervention » (Lamoureux, 2016 : 144). La pluralité et la fluidité sont des atouts politiques, pour Lamoureux comme pour la pensée queer en général, dans la mesure où on réussit à éviter à la fois le piège de la « compétition des intérêts » et celui de l’individualisme (2016 : 150).
Rompre et foutre le bordel
Pour qu’il y ait féminisme, il a fallu rompre avec la féminité, puisqu’il s’agit d’un concept de l’hétéropatriarcat (Lamoureux, 2016 : 161). La rupture n’a pas encore été complètement consommée, on le sait. Mais il faut dès tout de suite rompre également avec la masculinité et l’hétérosexualité comme référents ultimes puisqu’ils sont tout aussi toxiques et que leurs incarnations les plus extrêmes rendent possibles des tragédies comme celle du 12 juin dernier. L’ordre du discours dominant doit être bouleversé; il faut foutre le bordel partout où l’on va, en tout temps, « remplacer le “ou” par le “et” »… (Lamoureux, 2016 :197) Devenir des sujets totalement indéfinissables, « sans identité, sans “essence” », des sujets qui « n’acqui[èrent] de cohérence que par [leur] mise en jeu politique par la parole et par l’action » écrit Diane Lamoureux (2016 : 170), sans doute dans la foulée des travaux de Judith Butler sur la performance sociale du genre. Pour Lamoureux, le féminin doit devenir « de l’ordre de l’indéfinissable, qu’il se brouille complètement et que nous puissions élargir les possibilités » (2016 : 170); la même chose devrait être vraie du masculin, de l’orientation sexuelle, et d’une multitude d’autres paramètres identitaires qui, ainsi, se déterritorialiseraient en étant insaisissables et ingouvernables.
Foutre le bordel, c’est être insolent, carnavalesque, ludique, loud. « Notre objectif ne doit pas être celui de la respectabilité, écrit encore Lamoureux, mais plutôt celui du dévoilement. » (2016 : 171). Se dévoiler pour résister à la nouvelle homophobie qui se déguise trop souvent en tolérance, comme l’affirme Anna Marie Smith : « the new homophobia […] promises to include homosexual otherness only in so far as we become thoroughly assimilated into an unchanged heterosexist society » (1997 : 220). Plus loin, elle ajoute ceci :
The new homophobia in a sense promises inclusion in return for our transformation from the “dangerous queer” into the figure of the “good homosexual” who is closeted, disease-free and monogamous, white, middle-class and right-wing. The “good homosexuals” ask only for limited inclusion, distance themselves from the sexual liberation movement and feminism, abandon the critique of heterosexism, remain content with the so-called democratic system as it now stands, avoid all forms of solidarity with progressive struggles, and promise to express homosexual difference only within state-approved private spaces (1997: 221).
Il faut refuser l’assimilation, le suicide collectif (Smith, 1997 : 227), le génocide culturel (Smith, 1997 : 228). Nous devons être baroques. Être trop. Penser le débordement. Ne pas nous taire. Ne pas nous résigner. Nous devons être queer. Et foutre le bordel.
Bibliographie
BOURCIER, Marie-Hélène (2016), « Orlando : le drapeau arc-en-ciel vient de perdre sa dimension ironique », dans Libération, en ligne. https://www.liberation.fr/debats/2016/06/14/orlando-le-drapeau-arc-en-ciel-vient-de-perdre-sa-dimension-ironique_1459455 (Page consultée le 15 juin 2016.)
BROUÉ, Caroline (2016), La grande table, émission du 7 avril 2016 [« Chantal Mouffe : Vive le dissensus ! »], Paris, France Culture, 35 minutes, en ligne.
https://www.franceculture.fr/emissions/la-grande-table-2eme-partie/vive-le-dissensus# (Page consultée le 29 mai 2016.)
BUTLER, Judith ([1990] 2006), Gender Trouble: Feminism and the Subversion of Identity, London, Routledge (Routledge Classics).
GRAEBER, David ([2004] 2006), Pour une anthropologie anarchiste, traduit de l’anglais par Karine Peschard, Montréal, Lux Éditeur (Instinct de liberté).
LAMOUREUX, Diane (2016), Les possibles du féminisme. Agir sans « nous », Montréal, les éditions du remue-ménage.
MOUFFE, Chantal ([2005] 2016), L’illusion du consensus, traduit de l’anglais par Pauline Colonna d’Istria, Paris, Albin Michel.
READINGS, Bill ([1997] 2013), Dans les ruines de l’université, traduit de l’anglais par Nicolas Calvé, avant-propos de Jean-François Vallée, Montréal, Lux (Humanités).
SMITH, Anna Marie (1997), « The Good Homosexual and the Dangerous Queer: Resisting the ‘New Homophobia’ », dans Lynn SEGAL [dir.], New Sexual Agendas, London, Macmillan Press, p. 214-231.