6. À propos de la sodomie, du sport de compétition et de la culture du viol. Petite analyse insuffisante du désir masculin

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PIERRE-LUC LANDRY

« Le geste du sodomite contient la fin de l’être humain. »

Pier Paolo Pasolini,

Salò ou les 120 Journées de Sodome

 

Voir son anus comme une faille

On parle beaucoup de « non-futurité » dans les études queer, dans la mesure où la futurité est un concept associé à la reproduction sexuée, encore aujourd’hui réservée dans une large mesure au couple hétérosexuel. Il existe bien entendu de nouvelles « méthodes » de procréation permettant à des individus évoluant à l’extérieur du nucléus d’engendrer une descendance, mais l’accession à la parentalité concerne majoritairement les couples hétérosexuels formés d’un homme et d’une femme, « capables » de se reproduire à travers un ou des enfants. L’individu queer est ainsi positionné contre la futurité, dans son refus narcissique et antisocial d’assurer un avenir à la race humaine – dans sa « non-futurité », donc, qui pour certains théoriciens comme Lee Edelman (2004) doit être récupérée radicalement pour en faire une véritable pulsion de mort politiquement et éthiquement subversive.

La sodomie est en ce sens un geste de non-futurité. Néanmoins, pour certains comme Jeffrey Guss, le sexe anal peut être ultimement productif en ce qu’il complexifie les binômes homme-femme et masculin-féminin, par exemple (2010 : 139). L’érotisme anal du sujet masculin est dangereux, notamment parce qu’il déstabilise les identités de genre traditionnelles et remet en question les mécanismes d’acquisition de la masculinité. Le cliché psychanalytique suppose en effet que cet érotisme primitif soit refoulé afin que l’enfant atteigne la troisième phase de son développement psychosexuel – le stade phallique, bien entendu – et qu’il se produise pour lui-même quelque chose comme une identité masculine stable capable de contenir la dangerosité de l’érotisme anal ainsi réprimé (Guss, 2010 : 125). De cette manière, le geste nettement assumé du sodomite non repentant, s’il ne crée rien à proprement parler, a un potentiel de transgression redoutable face à la norme et au discours dominant : « it does destroy the conflation of phallic hegemony and masculinity », écrit Guss (2010 : 127). L’anus remplirait même, selon lui, une fonction de citadelle, « defending masculinity through tight resistance to intrusion, serving as a site of anxious vulnerability, a site that, when transgressed, can permit dangerous gender leakage » (2010 : 131). Pas étonnant, dans ces conditions, qu’y réside un tabou puissant : l’anus de l’homme est un non-lieu fortement territorialisé – marqué, cartographié et mis en forme par les normes sociales, diraient Holmes et Warner (2005 : 16) – qu’il faut protéger, au risque de voir la suprématie du phallus s’effondrer tout à fait, avec dans son sillage la masculinité virile que l’on devine jour après jour de plus en plus fragile.

Il n’est d’ailleurs toujours pas acquis qu’entre adultes consentants il n’existe aucune position sexuelle dégradante. L’interdit d’ordre presque moral de la pratique du sexe anal chez les hommes – surtout chez le sujet recevant, encore plus dans le cadre d’une relation hétérosexuelle – en est un excellent exemple. On reconnaît chez l’homme qui retire du plaisir à être pénétré certaines qualités féminines indésirables. Le « scandale » – le mot est bien fort – entourant les révélations d’Amber Rose au sujet de la présumée sexualité anale de Kanye West montre une fois de plus qu’un homme, un « vrai », n’a pas intérêt à accorder à cet orifice quelque érotisme que ce soit. Un homme pénètre, s’introduit, prend, possède. Domine. Colonise. L’homme doit demeurer souverain. C’est ce que Kanye West affirme, d’une certaine façon, en précisant à l’intention de ses 18 millions d’abonnés sur Twitter qu’il n’a jamais laissé personne faire joujou avec son anus : « Exes can be mad but just know I never let them play with my ass… I don’t do that… I stay away from that area all together… » (gazouillis du 29 janvier 2016).

Une telle réaction, qui n’a rien d’inaccoutumé, est pernicieuse. Le journaliste et écrivain Nico Lang rappelle, dans son article « Hey, Kanye: Anal Play Is Not an Insult », ce que ce comportement coupable peut avoir de directement délétère, notamment en ce qu’il consolide l’homophobie haineuse et messianique de certains groupes ou individus :

[Q]ueer people face a disproportionately high rate of violence across the United States. When it comes to gay men, the American Psychological Association suggests that these attacks — commonly referred to as hate crimes — are motivated by both sexuality and gender roles.

« These assailants view themselves as social norm enforcers who are punishing moral transgressions, » the APA writes[1]. « They object not so much to homosexuality itself but to visible challenges to gender norms, such as male effeminacy or public flaunting of sexual deviance. » If the APA explains that effeminate men are the ones targeted for violence, it’s because being « the woman » is still seen as being a punishable act (2016 : en ligne).

La « transgression morale » – le sexe anal entre hommes – doit être punie, dans cette logique, puisqu’elle dénote un efféminement du mâle qui « reçoit », donc sa dévirilisation. L’homophobie serait en ce sens une forme de misogynie ; une détestation, dès lors, une aversion, et non pas une peur comme le terme le laisse entendre. Il faut ainsi voir la phallocratie comme une ennemie des hommes qui aiment les hommes – ou, plus simplement, de ceux qui admettent un certain érotisme anal –, en plus de tout le reste.

On en arrive au sport.

Une économie libidinale de la domination

            Brian Pronger, philosophe du sport d’inspiration foucaldienne, voit dans la culture euroaméricaine du sport d’équipe compétitif une certaine célébration du viol patriarcal ainsi qu’une résistance homophobe à la pénétration. Il tient ces propos univoques et impétueux dans son puissant article de 1999, maintes fois cité, « Outta My Endzone. Sport and the Territorial Anus », où il examine l’économie libidinale de domination territoriale à l’œuvre notamment au hockey, au soccer, au football, au basketball et au rugby. Pronger suggère que l’investissement émotif des sportifs est ancré « in the masculine colonizing will to conquer the space of an “other” while simultaneously protectively enclosing the space of the self » (1999 : 376). Cette mécanique coloniale s’incarnerait dans le sport à travers le désir de marquer des points en violant le territoire de l’équipe adverse, tout en protégeant ses arrières, littéralement, afin que le challenger ne puisse pas en faire autant (1999 : 377). Violer ou être violé, en d’autres mots, dans un environnement puissamment homophobe et phallocentrique permettant au mâle de jouer avec le corps de l’autre sans pour autant abdiquer sa masculinité :

[T]he well-known homophobia of competitive sport serves an important structural sociocultural function. It prevents the implicit homoeroticism of competitive sport, the pleasures of male bodies playing with each other, from proceeding to explicit sexual expression. That is to say, it maintains the panoptic line that must not be crossed if the orthodox masculine – which is to say the patriarchal heterosexual – credentials of competitive sports are to be maintained. In other words, the homophobia of competitive sport allows men to play with each other’s bodies and still preserve their patriarchal heterosexist hegemony; they can have their (beef)cake and eat it, too (Pronger, 1999 : 374).

Dans cette logique, le désir masculin est tenu de fermer tous les orifices (bouche, anus, etc.) pour affirmer sa puissance – phallique –, donc son invulnérabilité / inviolabilité. Le mâle doit envahir sans être conquis ; son corps est territorialisé au même titre que le terrain sur lequel le sport s’exerce (Pronger, 1999 : 381).

Le parallèle avec les mécanismes du capitalisme est évidemment facile à établir ; il s’agit d’une économie essentiellement brutale : « One takes one’s delight in the vulnerability of one’s competitor, in one’s phallic ability to pry open their otherwise closed openings against their will, and specifically because it is against their will » (Pronger, 1999 : 386). Against their will. Le plaisir de la pénétration, dans le sport, dépend selon Pronger de la violence avec laquelle le territoire de l’équipe adverse est envahi, colonisé – nous revenons donc au viol. Le sport serait ainsi une configuration farouchement immorale du désir (Pronger, 1999 : 387).

Ce qu’il y a de particulièrement dérangeant dans l’analyse de Pronger, c’est qu’elle révèle les mécanismes souterrains à l’œuvre dans le sport et qui participent, à l’insu de tous ou à peu près, à la réitération du patriarcat, de l’hétéronormativité, de l’homophobie, de la misogynie et de la culture du viol. Le sport est une école de la vie pour nombre de garçons, qui y apprennent des manières d’agencer leurs désirs assez inquiétantes :

Boys raised on competitive sport learn to desire, learn to make connections according to the imperative to take space away from others and jealously guard it for themselves. Competitive sport trains desire to conquer and protect space, which is to say it stimulates phallic and anal desire on the playing field. The most masculine competitive sports are those that are the most explicitly spatially dominating: boxing, football, soccer, hockey. In the sports, players invade the space of others and vigorously guard the same from happening to themselves. The only honorable form of desire in these competitive sports is domineering and protective; it is anathema to welcome other men into one’s space. The team whose desire produces the most invasive phallus, which is called offensive strategy, and tightest asshole, known as defensive strategy, wins (Pronger, 1999 : 382).

            Ainsi, le discours du sport de compétition, fortement en accord avec la norme sociale et le discours dominant (capitaliste, hétéronormatif, etc., etc.), reproduit chez les « garçons en série », pour reprendre une expression de Martine Delvaux tout en la triturant un peu, l’idée reçue que la pénétration anale correspond à l’humiliation de la défaite. « Being opened to the penetrations of phallic desire is feminizing, which in patriarchal culture is humiliating », écrit Pronger (1999 : 383). Kanye West, en n’admettant pas le désir déterritorialisé, se comporte exactement comme les sportifs de compétition qui considèrent la pénétration de leur territoire par l’autre (l’ennemi) comme une vulnérabilité insoutenable. C’est-à-dire que l’ouverture qu’une telle pénétration suppose est en désaccord avec tout ce que les mâles ont « appris » à propos de leur propre masculinité, qui reposerait sur un corps souverain, sans faille aucune, impénétrable. L’opposé de cette souveraineté résiderait bien sûr dans l’autre terme du binôme homme-femme, c’est-à-dire chez le sujet féminin, inférieur, que l’on peut conquérir et violer.

Pour ne pas conclure

            Si j’ai fait beaucoup de place aux analyses des autres, dans ces sixièmes notes, c’est qu’elles me semblent plus aptes que moi à exprimer le profond malaise que je peux ressentir devant les discours du sport et de la masculinité, qui présentent tous deux une idée de la virilité nocive et dommageable dans laquelle, on le devinera, je suis incapable de me reconnaître. Ou, plutôt : dans laquelle je ne veux pas me reconnaître. Il est bien évident que je n’échappe pas à mes innombrables contradictions. Il est bien évident aussi que j’habite le monde et que je suis donc perméable à bien des forces qui me dominent, notamment celles de la doxa et du langage. Voilà pourquoi je reviendrai sans aucun doute, dans des notes subséquentes et dans mon travail intellectuel et artistique, sur la performativité des désirs interdits, notamment ceux exprimés à travers l’anus pensé comme zone érogène subversive, orientée vers une futurité queer décidément transgressive. Il faut voir la réappropriation de l’anus par les intellectuels comme une déterritorialisation en acte, un engagement concret dans la lutte contre le contrôle, la surveillance et la régulation des corps. L’anus comme arme de combat, finalement, contre la phallocratie et la domination des hommes sur les femmes.


Bibliographie 

DELVAUX, Martine (2013), Les filles en série. Des Barbies au Pussy Riot, Montréal, les éditions du remue-ménage.

EDELMAN, Lee (2004), No Future: Queer Theory and The Death Drive, Durham, Duke University Press.

FRANKLIN, Karen (2016), « Prevalence of Antigay Aggression among a College Sample », American Psychological Association, Advocacy Issues, [en ligne]. https://www.apa.org/about/gr/issues/lgbt/anti-gay.aspx (Page consultée le 25 mars 2016).

GUSS, Jeffrey R. (2010), « The Danger of Desire: Anal Sex and the Homo/Masculine Subject », Studies in Gender and Sexuality, vol. 11, no 3, p. 124–140.

HOLMES, Dave et Dan WARNER (2005), « The anatomy of a forbidden desire: men, penetration and semen exchange », Nursing Inquiry, vol. 12, no 1, p. 10–20.

LANG, Nico (2016), « Hey, Kanye: Anal Play Is Not an Insult », HuffPost Queer Voices, [en ligne]. https://www.huffingtonpost.com/nico-lang/hey-kanye-anal-play-is-no_b_9158644.html?utm_hp_ref=queer-voices& (Page consultée le 25 mars 2016).

PASOLINI, Pier Paolo (1976), Salò ou les 120 Journées de Sodome, DVD.

PRONGER, Brian (1999), « Outta My Endzone. Sport and The Territorial Anus », Journal of Sport & Social Issues, vol. 23, no 4, p. 373–389.


 

[1] Dans un article de Karen Franklin (2016), « Prevalence of Antigay Aggression among a College Sample », American Psychological Association, Advocacy Issues, [en ligne]. https://www.apa.org/about/gr/issues/lgbt/anti-gay.aspx (Page consultée le 25 mars 2016).