4. L’homosexualité queer pour faire échec au capitalisme hétéronormatif

Landry

 

PIERRE-LUC LANDRY

 

J’ai échoué. Lamentablement. Puis j’échouerai encore. Et je n’arrive pas à rattacher ces notes à l’économie, sinon par la négative : le capitalisme sauvage ne permet pas l’échec. « Nous avons tous échoué dans l’atteinte de nos rêves de perfection. Je nous évalue donc sur la base de notre splendide incapacité à faire l’impossible. » On attribue ces quelques mots à William Faulkner, reconnu pour son cynisme, mais aussi pour des maximes semblables, beaucoup plus réalistes et utiles que les conseils que d’aucuns aiment servir aux étudiants, à ceux qui veulent écrire par exemple, du haut de leur savoir absolu. Néanmoins, la logique marchande qui préside à toutes nos activités ne fait aucune place à l’échec, qu’il soit formateur ou non, quoi qu’on veuille bien croire le contraire – notamment lorsque le temps est venu pour nous de justifier nos faux pas, de transformer ces moments où nous nous sommes plantés magistralement en expériences enrichissantes desquelles nous sortons grandis, d’une maturité nouvellement acquise, plus aptes à recommencer; parce qu’il faut bien se réinvestir – jeu de mots intentionnel –, devenir à nouveau des agents économiques actifs et rentables, faire profiter – jeu de mots intentionnel, bis – la société de notre savoir-faire (et non pas de notre savoir-être).

Resistance

Cela dit, nous nageons dans les abstractions. Je donnerai donc un exemple – un seul, pour les besoins de ces notes – du caractère inacceptable de l’échec dans le discours dominant : le règne du modèle hétéronormatif monogame créateur de richesse(s), c’est-à-dire l’hégémonie, dans l’imaginaire collectif, de la famille nucléaire, pour dire les choses autrement, dont on a élargi le concept pour y faire entrer d’autres types de « normalité », des modèles qui n’ont plus rien d’alternatif aujourd’hui dans la mesure où leur valorisation sert à renforcer le système patriarcal et colonialiste du capitalisme occidental qui est en passe de s’imposer partout, jusque dans les chambres à coucher – l’État s’en dissociant avec Trudeau, le marché y est entré pour prendre en charge les choses qui se passent « sous les couvertures ».

L’amour, dans nos régimes néolibéraux dont le conservatisme social n’est plus à démontrer, participe à/de la propriété privée. L’idéal à atteindre pour tout individu sain d’esprit et « normal », peu importe ce que cela veut dire, est celui du couple qui dure. Du couple stable, riche, propriétaire, avec ou sans enfants – préférablement avec enfants – et qui redonne à la société d’une manière ou d’une autre, dont les fruits du travail peuvent être consommés; le couple qui s’installe quelque part et qui ne dérange pas trop, qui emprunte à la banque pour acheter une maison et qui paiera ainsi des intérêts à l’institution financière altruiste qui lui aura permis de réaliser ce grand rêve qui était le sien d’avoir enfin la sainte paix entre quatre murs, de posséder ce qui lui revient de plein droit, maintenant, de n’avoir de comptes à rendre à personne. Le couple hypocrite qui s’opposera à l’oléoduc Énergie Est de TransCanada, pour prendre un exemple d’actualité parmi d’autres, mais qui continuera d’utiliser sa (ou ses) voiture(s) pour se rendre au travail et à l’épicerie et au camping et qui veut posséder son véhicule – c’est plus simple comme ça, évidemment –, mais qui ne réfléchit pas plus de deux minutes à l’origine du pétrole qui le transporte pourvu que celui-ci ne passe pas par chez lui dans un oléoduc ou dans un train ou dans un bateau ou dans un camion on s’en balance : pas dans ma cour, mais qu’on n’augmente pas les prix par contre parce que je répondrai dans un vox pop que « ça n’a pas de bon sens » et non, je ne voudrai pas payer plus cher pour mon électricité non plus. Le couple qui s’inscrit donc dans le système capitaliste et autoritaire où la propriété privée permet « la liberté la plus absolue » et dans le cadre duquel l’amour est réglementé, normalisé, immatriculé sur les registres officiels de l’État et des institutions financières qui sont en passe de devenir plus puissantes que tous les gouvernements réunis.

Néanmoins, il arrive que cela ne fonctionne pas. Il arrive parfois que l’on se sépare, que l’on rompe, que l’on préfère être seul, que le couple échoue à se maintenir dans la durée longue de la propriété privée. Il arrive aussi que des individus refusent le couple ou tentent de le révéler pour ce qu’il est, dans toute sa splendeur économique, dans ses mécanismes d’oppression et de légifération abusifs. Renaud Camus, dans ses Tricks, exprime très bien le caractère hégémonique d’une narration qui présente le couple fidèle et invariable s’inscrivant dans la pérennité comme l’ultime achèvement, comme la consécration d’une existence amoureuse jusque-là placée sous le signe de l’expectative, de l’attente de légitimation :

N’empêche qu’il est bien certain que le discours dominant, en fait, encore maintenant, et même s’il est en régression, c’est le discours de l’amour, le discours du couple. Il suffit de voir les films, les feuilletons de la télévision, d’écouter les chansons, surtout. Quatre-vingt-quinze pour cent des chansons exaltent le sentiment amoureux, et lui seul. Chaque fois que tu es déprimé, que tu te sens seul, que tu t’es disputé avec ton mec, ou quelque chose comme ça, et que tu vas au sauna, en France en tout cas, tu n’entends que des chansons ultra-sentimentales, genre On a vu la flamme qu’on croyait éteinte, etc., etc., Reviens, reviens, etc., Ne me quitte pas, ça ne rate jamais. Ce qui est donné comme positif, c’est toujours le couple, la durée, jamais la rupture, le passage. Et si par hasard, une fois, dans un film, par exemple, une rupture est présentée favorablement, c’est uniquement parce qu’elle permettra une autre liaison, plus solide que la précédente. On est en plein Tristan (1988 : 440-441).

À ceux qui répondent que « le discours dominant sur la question [amoureuse], c’est celui du sexe, de la drague, et tout ça », il oppose que « c’est peut-être un peu exagéré » :

Il faut considérer les groupes, les sous-groupes, et combattre sur plusieurs fronts. C’est un des grands problèmes du texte moderne. Parce que la Doxa est fluide, multiple, polycéphale, contradictoire, toujours prête à se prétendre de votre côté, il faut mettre au point, contre elle, des machines cafouilleuses, des appareils polymorphes, des textes insincères, sédiments, contradictoires (1988 : 441).

Il faut donc lire les Tricks et les réhabiliter dans le discours littéraire pour autre chose qu’un témoignage un peu trash de la promiscuité (homo)sexuelle des années pré-sida. (On pourra aussi dire de Renaud Camus que son flirt actuel avec la mouvance identitaire de droite et le Front national rend ses propos des années 1980 invalides, mais je préfère les prendre pour ce qu’ils sont et ce qu’ils ont contribué à exprimer lors de leur parution.) Et il faudra, plus tard, écrire dans cette veine, oui, tenter de dire l’homosexe parce que ce combat-là n’est pas encore gagné. L’homosexualité reste un échec. L’homosexualité queer, j’entends. Et cet échec, je le revendique. Un échec du capitalisme, de l’hétéronormativité patriarcale. Pour cela nous avons besoin d’une perspective intersectionnelle radicale, postcoloniale, savante et créatrice, qui se nourrit de tout, de sorte que la doxa dont parle Renaud Camus ne puisse plus se prétendre à nos côtés; nous avons besoin de Francis Dupuis-Déri et de ses analyses anarchistes de nos « aristocraties électives » comme du féminisme mainstream d’Amy Poehler qui, dans le magazine Elle, propose à sa manière une sorte d’apologie de l’échec causé par un excès de désirs dont elle ne veut pas se départir :

By the way, I just want to thank you for not having your first question be “How do you balance it all?” Why not try to do as much as you can? More, more, more, more, more. That’s how I’m feeling right now—really lucky and blessed, and I just want to enjoy my appetite. To some people, not caring is supposed to be cool, commenting is more interesting than doing, and everything is judged and then disposed of in, like, five minutes. I’m not interested in those kinds of people. I like the person who commits and goes all in and takes big swings and then maybe fails or looks stupid; who jumps and falls down, rather than the person who points at the person who fell, and laughs. But I do sometimes laugh when people fall down (2014 : en ligne).

Nous avons néanmoins le devoir d’aller plus loin que le mainstream afin d’infléchir davantage le discours dominant; nous avons le devoir de changer plus vite que la doxa et, pour ce faire, d’embrasser le plus de luttes possible par cette intersectionnalité postcoloniale qui se met en place depuis quelques dizaines d’années dans le discours critique. Une telle perspective est nécessaire dans la mesure où elle permet de révéler « les dynamiques de race et de classe » et de « situer ces rapports […] dans le continuum du colonialisme » (ainsi qu’elle nous évitera de soutenir plus tard la droite identitaire comme Renaud Camus…); elle « apport[e] [aussi] une nouvelle complexité à la compréhension des hiérarchies et des rapports de domination » (Maillé, 2014 : 43). L’intersectionnalité est une réponse aux modèles libéraux d’analyse et « permet de révéler une réalité plus complexe » dans laquelle les oppressions « interagissent de façon dynamique » (Maillé, 2014 : 45; 48). Ainsi on déchiffre les oppressions dans un mouvement de déconstruction des discours dominants à travers les potentialités politiques de nos prises de parole, à l’heure où nous souhaitons « penser les différences autrement » tout en rejetant la « vision libérale d’un monde qui serait neutre et objectif sur les questions de race », de sexe, de classe sociale, d’orientation sexuelle, etc. (Maillé, 2014 : 51). Je revendique donc l’intersectionnalité postcoloniale comme outil d’une « désorientation queer » (Lak, 2015 : à paraître) permettant de contrer l’invisibilité des groupes minoritaires dont les désirs et les ambitions n’entrent pas dans nos modèles capitalistes et patriarcaux, comme outil permettant de faire échec à la doxa et de rendre le monde un peu plus queer, un geste à fois.

Il faut parfois verser dans la débauche pour parvenir à autre chose qu’on ne saurait encore nommer, mais dont on ne peut s’empêcher de rêver.


Bibliographie

 

Renaud CAMUS (1988), Tricks, Paris, P.O.L.

 

Rachael COMBE (2014), « Amy Poehler Talks Feminism, Friendship, And Staying Away From Selfies », Elle, dossier Women in TV, [en ligne] : https://www.elle.com/culture/celebrities/a6/amy-poehler-women-in-tv-2014-interview/ (Page consultée le 15 avril 2014).

 

Francis DUPUIS-DÉRI (2013), Démocratie. Histoire politique d’un mot aux États-Unis et en France, Montréal, Lux Éditeur, collection « Humanités ».

 

Zishad LAK (2015), « Pour une désorientation queer à l’université »,  Le Crachoir de Flaubert, dossier « Investir les marges »,  [en ligne : https://www.lecrachoirdeflaubert.ulaval.ca/2015/05/pour-une-desorientation-queer-a-luniversite/ (Page consultée le 20 mai 2015).

 

Chantal MAILLÉ (2014), « Approche intersectionnelle, théorie postcoloniale et questions de différences dans les féminismes anglo-saxons et francophones », dans Politique et Société, volume 33, numéro 1, p. 41-60.