2. Choisir son camp ou acquiescer au chaos

Chaos2PIERRE-LUC LANDRY

J’ai commencé cette chronique un peu à l’envers, dans la mesure où mes premières notes, parues dans le numéro initial de Françoise Stéréo, n’expliquent pas ce que j’entends faire de cet espace privilégié qui m’est offert; plutôt, elles foncent tête première dans le sujet sans réfléchir explicitement à la position qu’elles tenteront de défendre au fil des parutions. Et c’est très bien ainsi. Il faudra, si l’on veut m’accompagner, acquiescer au chaos.

Néanmoins, je m’attarde dans cette deuxième livraison de mes notes à l’un des termes qui se retrouvent au cœur de ma démarche; la question qui se pose est la suivante : qu’est-ce que j’entends par l’utilisation du mot queer? J’entends surtout ceci : « Not queer like gay. Queer like, escaping definition. Queer like some sort of fluidity and limitlessness at once. Queer like a freedom too strange to be conquered. Queer like the fearlessness to imagine what love can look like…and pursue it. » Les mots sont de Brandon Wint, poète et performeur canadien qui aura un jour publié ces quelques phrases sur Facebook, ignorant complètement qu’elles se retrouveraient par la suite sur Tumblr et qu’elles feraient d’une certaine manière le tour du Web pour aboutir ici, entre autres lieux, et servir de justificatif à cette nouvelle manière d’appréhender le monde en souhaitant le rendre toujours un peu plus « queer » [1].

L’intelligentsia comme les plus grands publics sont assoiffés d’étiquettes. J’en sais quelque chose : ma thèse de doctorat portait notamment sur le réalisme magique narratif envisagé comme une posture de lecture, un processus cognitif pour appréhender certaines œuvres des littératures de l’extrême contemporain. J’ai donc passé plusieurs années de ma vie à tenter de définir différents termes et à jongler avec eux pour produire du discours et comprendre la littérature et le monde, des termes comme réalisme magique, réalisme merveilleux, néo-fantastique, merveilleux, fantastique, science-fiction, genre littéraire, mode narratif, mode de la fiction, mode d’énonciation, recherche-création, perspective féministe, perspective postcoloniale, et ainsi de suite. Ces termes ont leur utilité, bien sûr, mais peuvent également être à l’origine d’un grand sentiment de confusion lorsqu’on y est confronté. J’annonce tout cela non pas pour critiquer la soi-disant « prolifération » des discours critiques ou savants en sciences sociales et en humanités, bien au contraire. Néanmoins, je reconnais que quiconque s’intéresse nouvellement à un sujet ou découvre pour la première fois une perspective autre que la sienne peut ressentir une certaine forme de malaise devant des termes qui s’opposent sans que l’on sache trop pourquoi a priori.

C’est ainsi qu’on m’aura révélé, un soir de printemps, que le féminisme matérialiste s’oppose à la perspective queer dans la mesure où cette dernière, tout en proposant de s’en jouer, reconnaît les genres sexuels et sociaux et, par la bande, participe à les reconduire. Et tout de suite je me suis dit : mince, je vais devoir choisir mon camp…

Choisir son camp comme si les deux perspectives étaient irréconciliables. Comme si les matérialistes s’opposaient fondamentalement aux queers, comme si les socialistes et les radicales se détestaient mutuellement, comme si les anarchistes et les différentialistes refusaient aux musulmanes et aux écologistes le droit de parole, comme si les marxistes et les libérales, et caetera, et caetera.

À la lecture d’une très mauvaise chronique sur le site Web du Journal de Montréal, ainsi que des répercussions de cette même chronique sur les médias sociaux, j’ai appris avec stupeur qu’il existait maintenant un nouveau type de féminisme au Québec – celui des « inclusives », s’opposant à celui des « Jeannettes » – en même temps qu’on souhaitait me faire croire que « le plafond de verre n’existe plus » et qu’être véritablement féministe, aujourd’hui, c’est être une femme et détenir une hypothèque et une voiture. Au-delà de la vacuité et de la bêtise de ces propos, c’est la division au sein même de la masse critique féministe qui ressort le plus, il me semble, de l’échange suscité par la chronique-dont-on-continuera-de-taire-le-titre-et-l’auteure. Division saine et souhaitable, à mon avis, puisqu’elle permet aux individus, ne serait-ce qu’aux plus progressistes d’entre eux, de réfléchir, de remettre en question leurs idées reçues, leurs positions, et de cheminer vers une pensée toujours un peu plus articulée et informée.

À cet effet, je chemine, donc, non pas pour tenter de découvrir si je peux être féministe sans avoir « un emploi bien payé » – parce que cela ne s’applique pas vraiment à mon cas puisque je suis un homme –, mais bien plutôt pour comprendre si en me réclamant de la perspective queer je m’oppose véritablement aux féministes matérialistes. Je suis très sympathique à la grille d’analyse marxiste et je suis d’avis que son application à l’examen approfondi du patriarcat aura permis de révéler tout le caractère sournois de la domination masculine érigée en système par des millénaires d’histoire misogyne. Comme les matérialistes, je crois aux constructions sociales, que je tente souvent, avec mes petits moyens intellectuels, de remettre en question. Mais pour bien comprendre les nuances essentielles entre les deux façons d’aborder la lutte, je dois me pencher sur les « vagues féministes » et comprendre les différences entre la deuxième et la troisième, entre le féminisme français des années 1970 et le féminisme étatsunien des années 1980, et mes connaissances trop limitées de l’histoire des idées et des mouvements sociaux – souvenons-nous du sujet de ma thèse de doctorat… – ne me permettent pas de bien me positionner, tout de suite, sans que je passe à travers une liste de lectures essentielles mettant en vedette des textes de Monique Wittig, de Judith Butler, de Nicole Brossard, de Colette Guillaumin, d’Hélène Cixous, etc.

Ce constat auquel j’en arrive est partagé par plusieurs collègues, hommes et femmes, mais rarement admis. Il n’est pas de bon ton, intellectuellement, d’affirmer sa confusion. N’en déplaise aux élitistes, je fonctionne ainsi. Je l’ai déjà dit : il faudra, si l’on veut m’accompagner, acquiescer au chaos.

Ainsi, mon existentialisme reconnaît l’importance des conditions matérielles d’existence des individus de la même manière qu’il refuse de ne pas remettre en question les constructions sociales. Mon existentialisme est radical dans la mesure où il veut s’extraire des stéréotypes de genre, de race, de langue, d’orientation sexuelle. Toutefois, il refuse de paver quelque « voie royale vers l’émancipation » que ce soit. Mon existentialisme s’oppose ainsi, par exemple, aux TERF (Trans-Exclusionary Radical Feminists) qui se servent du déterminisme biologique pour affirmer que les femmes transsexuelles ne sont pas de « vraies » femmes. Je ne peux admettre la violence sexuelle et psychologique dont ces féministes se rendent coupables en refusant d’entendre les voix qui s’élèvent pour une plus grande égalité et une remise en question des genres tels qu’assignés à la naissance, affirmant notamment que la transition sexuelle renforce la culture du viol ou le patriarcat. Certaines femmes transsexuelles ont peut-être été socialisées en « dominantes » à la base, en raison d’une attribution de genre inexacte, mais il serait facile de démontrer l’oppression dont elles ont été victimes avant leur transition, malgré leur position. Il faut reconnaître et comprendre le privilège cisgenre, privilège que les TERF refusent d’ailleurs de considérer dans leur féminisme radical. C’est tout comme si elles jugeaient que la société n’est pas hostile aux personnes transsexuelles et que la brutalité du binôme homme/femme ne serait qu’une invention de celles-ci. Je reconnais que le monde est fait d’une certaine façon et qu’il est difficile, voire impossible, d’exister en dehors de celui-ci; néanmoins, ce même « monde » est une vaste et complexe chose que l’humanité a construite et qu’il nous appartient de dé-construire afin de la rendre plus fluide, moins rigide et oppressive. Les féministes avant moi, ainsi que les intellectuelles et intellectuels de la pensée queer, ont ouvert une faille, une porte, une issue – pour reprendre des termes utilisés par Dominique Bourque dans une conférence sur le « dé-marquage »[2] – qu’il nous appartient d’investir à notre tour dans tous les sens, que l’on soit matérialiste ou radical, écologiste ou décolonialiste – ou toutes ces choses à la fois, dans une perspective intersectionnelle.

En cela donc je reviens au poète canadien Brandon Wint et à son invitation à rendre le monde plus queer. Pour lui, le verbe « to queer » détient un potentiel d’action plutôt fort : « It is a single verb that gestures at the dismantling of the various interwoven oppressions. To “queer” the world, in the way I am understanding it politically, is to look at the normative structures and ideals that underpin the oppression of various people around the world and counter act them through a conscious and forceful re-imagining of the world[3]» L’adjectif devenu verbe devient à son tour performatif, dans cette optique. Si les propos de Wint sont au final assez spirituels, faisant appel à l’amour et au divin à de multiples reprises, je ne peux que saluer la réflexion et sa capacité à frapper l’imaginaire. La définition que Wint octroie au mot « queer » a énormément circulé, notamment parce qu’elle est à la fois poétique – et en cela vigoureuse, émouvante – et politique.

C’est ainsi que je peux m’affirmer queer, dans ce désir que j’ai de m’approprier l’identité sexuelle et sociale que l’on m’a attribuée et d’en faire autre chose afin d’éviter de reconduire les stéréotypes véhiculés par l’idéologie dominante. Bien sûr, je suis conscient de mes privilèges d’homme blanc « lourdement » éduqué; c’est précisément cette intelligence de ma position et de ses avantages qui me permet d’observer le monde tel qu’il est hiérarchisé et de le rendre toujours un peu plus queer par les choix que j’opère et par mes prises de parole. Je connais néanmoins l’oppression, éprouvée en quelque sorte de manière empirique, la domination politique, financière, sociale, humaine et intellectuelle vécue par les classes populaires dont je suis issu. Je suis queer dans la mesure où je veux à tout prix éviter d’être récupéré par les médias qui parlent trop souvent « en mon nom » sans savoir ce que je pense véritablement, ces mêmes médias qui présentent de manière monolithique « l’homosexuel » ou « la féministe » sans nuancer ne serait-ce qu’un tout petit peu, sans imaginer qu’il est possible de se définir soi-même selon des paramètres qui n’appartiennent qu’à l’individu qui les sélectionne, les ajuste et les intègre. Je suis queer parce que je cherche la communauté à travers l’expression sans tabous de mon individualité et de celle des autres avec qui je souhaite m’associer.

Je suis issu de la culture populaire; c’est elle qui m’aura formé, dans une certaine mesure. Je m’y intéresse en dilettante, ainsi qu’à son analyse, parce que celle-ci, en plus de véhiculer le discours dominant, peut être vecteur de changement et de diversité. J’habite la même ville que Brandon Wint; pourtant, j’aurai eu besoin de Tumblr pour m’initier à sa poésie et à sa manière de penser la perspective queer. La culture populaire peut être cette faille à exploiter pour mettre l’intelligence au service de l’humanité.

Alors si je refuse de choisir mon camp en acquiesçant plutôt au chaos, c’est parce qu’ainsi j’aspire à être chaque fois un peu plus conscient de ma posture et, par extension, à être toujours un peu moins ignorant.

 

[1] On peut lire « l’histoire » de ce statut Facebook sur le site Web de l’auteur dans un billet intitulé « Queering The World »

[2] Conférence que l’on peut écouter en ligne sur le site de Salon double, observatoire de la littérature contemporaine.

[3] Brandon Wint, « Queering The World »